PERSONNAGES M-Z
" L'horreur des réalités !
Tous les lieux, noms, personnages, situations, présentés
dans ce roman, sont imaginaires ! Absolument imaginaires
! Aucun rapport avec aucune réalité ! Ce n'est là qu'une
" Féerie "... et encore !... pour une autre fois ! "
(En exergue de Féerie).
Les romans de Céline ne sont
qu'une longue transposition de sa vie. On y retrouve
donc nombre de familiers et de personnes qu'il a
croisés, souvent affublés de surnoms ou de noms à clés.
Cela vaut tout particulièrement pour les œuvres
d'après-guerre, où il se fait chroniqueur.
Connaître l'identité réelle, souvent célèbre, de tous ces personnages
donne une toute autre saveur à la lecture.
VOYAGE
AU BOUT DE LA NUIT
Bardamu : Louis-Ferdinand
Céline, écrivain français.
Bestombes (docteur) : Gustave Roussy (1874-1948), médecin et
cancérologue français, qui opéra le bras de Louis
Destouches fin 1914. Fondateur de l'Institut du cancer
de Villejuif qui porte aujourd'hui son nom.
Branledore : Albert Milon, sergent d'infanterie que Céline
rencontra au Val-de-Grâce pendant sa convalescence.
Henrouille (la vieille) : Céline Guillou (1847-1904), grand-mère
maternelle de Céline.
Henrouille (le père) : probablement la transposition de Fernand
Destouches (1865-1932), père de Louis-Ferdinand Céline.
Molly / Musyne : Elizabeth Craig (1902-1989), danseuse américaine.
Fait la connaissance de Céline à Genève vers 1929,
devient sa maîtresse, est la dédicataire du Voyage au
bout de la nuit. Elle retourne en Californie et
disparaît définitivement de la vie de Céline en 1933.
Miraculeusement retrouvée aux Etats-Unis en 1988 par
Alphonse Juilland et Jean Monnier, peu avant sa mort.
Le patron de la péniche : il s'agit du peintre Henri Mahé
(1907-1975), ami de Céline et propriétaire de La
Malamoa qu'il amarrait à Bougival, Croissy ou encore
Paris. Sa femme, Marguerite, dite Maguy Malosse
(1905-1995), qui y jouait de l'accordéon ou du piano,
est évoquée dans ce roman.
Parapine : Serge Metalnikov, savant russe de l'Institut Pasteur.
Robinson : face obscure de Bardamu, donc de Louis-Ferdinand Céline.
MORT A
CREDIT
Antoine
(oncle) : Georges
Destouches (1862-1945), oncle de Louis-Ferdinand.
Armide (tante) : peut-être Céline Aubry, veuve Damblanc
(1860-1948), grand-tante maternelle de Céline, et
ancienne experte en dentelles à Drouot.
Arthur (oncle) : Charles Destouches. Frère bohème et alcoolique de
Fernand Destouches, et oncle de Louis-Ferdinand.
Caroline (grand-mère) : Céline Guillou (1847-1904), grand-mère
maternelle de Louis-Ferdinand.
Courtial des Pereires : Raoul Marquis, plus connu sous le
pseudonyme d'Henry de Graffigny (1863-1934). Inventeur
loufoque, époux volage et écrivain polygraphe, qui a
publié de nombreux ouvrages de vulgarisation
scientifique. Il rencontre Louis Destouches à la revue
Euréka où ils collaboraient.
Edouard (oncle) : Louis Guillou (1874-1954), oncle maternel et
parrain de Céline. Tenait une boutique de vêtements de
pluie au 24, rue Lafayette, à Paris.
Hélène (tante) : Amélie Destouches (1869-1950). Sœur aventurière et
mondaine de Fernand Destouches et tante de
Louis-Ferdinand.
Rodolphe (oncle) : René Destouches. Frère de Fernand Destouches et
oncle de Louis-Ferdinand.
Sabayot (Gustave) : Jacques Destouches. Deuxième fils de Georges
Destouches et cousin germain de Louis-Ferdinand.
Poursuivait également des études de médecine.
Tom : Bob, fox-terrier acheté par Céline Guillou pour distraire son
petit-fils Louis-Ferdinand qui récupère le chien à la
mort de sa grand-mère en 1904.
GUIGNOL'S BAND
Cascade :
Joseph Garcin (1894-1960), ami de Céline qui
avait fréquenté le Milieu à Londres, durant la Première
Guerre mondiale.
Matthew (inspecteur) : probablement Joannin Vanni, commissaire de
police à Bezons pendant l'Occupation.
Nelson : Eugène Paul, dit Gen Paul (1895-1975), peintre
montmartrois et ami de Céline. Témoin du mariage de
Céline et Lucette Almanzor en 1936. Leur amitié se
brisera peu avant la Libération, et il refusera de
revoir Céline à son retour du Danemark. Vient voir le
corps avec Marcel Aymé mais n'assiste pas à son enterrement en 1961.
Rodiencourt (Sosthène de) : Edouard Bénédictus (1878-1930),
inventeur français du verre souple Triplex, employé par
le ministère des Inventions pendant la Première Guerre
mondiale. Collabore à la revue Euréka où il fait
la connaissance de Louis-Ferdinand Destouches.
FEERIE POUR UNE AUTRE FOIS
Amirale (Thérèse) : Jeanne
Loviton, dite Jean Voilier (1903-1996), femme de lettres
et éditrice française, héritière des éditions Denoël, en
conflit avec Céline après-guerre.
Arlette : Lucette Almanzor (née en 1912), épouse de Louis-Ferdinand
Céline.
Blérois : Chaunard, aquarelliste à Montmartre.
Briand : Théophile Briand (1891-1956),
poète breton, fondateur du journal Le Goéland.
Charles : Charles de Gaulle (1890-1970), militaire et homme d'Etat
français.
Charmoise : Robert Chamfleury, voisin de Céline rue Girardon,
résistant, qui publiera un témoignage favorable à
l'écrivain dans les Cahiers de l'Herne.
Ciboire : Paul Claudel (1868-1955), écrivain français.
Clauriac (ou Lauriac) : François Mauriac (1885-1970), écrivain
français.
Courtial : Raoul Marquis, alias Henry de Graffigny (voir Courtial
des Pereires dans Mort à crédit).
Denoël : Robert Denoël (1902-1945), éditeur belge qui publia
Voyage au bout de la nuit, Mort à crédit et nombre
d'autres livres de Céline. Assassiné en 1945, à Paris.
Edith : Edith Follet (1899-1991), seconde épouse de Céline, à
Rennes.
Elizabeth : voir Molly dans Voyage au bout de la nuit.
Elsa (la petite) : Elsa Triolet (1896-1970), romancière française
et co-traductrice en russe du Voyage au bout de la
nuit.
Empième (Marc) : Marcel Aymé (1902-1967), écrivain français, ami et
voisin de Céline à Montmartre.
Follet : Athanase Follet (1867-1932), ancien beau-père de Céline,
doyen de la faculté de médecine de Rennes.
Hortensia (Gaëtan Serge d') : Guy de Girard
de Charbonnières (1907-1990), diplomate français, en
poste à Copenhague au moment de l'exil danois de Céline.
C'est lui qui réclamera l'extradition de l'écrivain.
Ennemi obsessionnel de Céline.
Janine : Suzanne Nebout (1891-1922), première épouse de Céline, à
Londres, en 1916.
Joseph : Joseph Staline (1879-1953), homme d'Etat soviétique.
Jules (ou Julot) : voir Nelson dans Guignol's band.
Labric : Pierre Labric (1891-1972), acteur de cinéma et maire de la
Commune libre de Montmartre.
Lambrecaze : Jean-Gabriel Daragnès (1886-1950), graveur et
illustrateur de Montmartre, ami de Céline, très présent
pendant l'exil danois.
Larengon : Louis Aragon (1897-1982), écrivain français.
Larpente (Jules) : voir Nelson dans Guignol's band.
Le Coz (sœurs) : propriétaires d'une crêperie de Saint-Malo où
Céline avait coutume d'aller.
Lili : Lucette Almanzor (voir Arlette).
Mahé : Henri Mahé (voir patron de la péniche dans Voyage).
Marie (Mlle) : Maria Le Bannier (1890-1964), amie chez qui Céline
logeait à Saint-Malo dans un appartement de l'ancien
hôtel Franklin.
Marie-Louise : Henriette Anne Nebout (1889-1966), dite
Marie-Louise, sœur de Suzanne Nebout et donc
ex-belle-sœur de Céline.
Montandon : Georges Montandon (1879-1944), ethnologue français,
auteur de Comment reconnaître le Juif ? en 1940.
Nartre (ou Narte ou le môme Bartre) : Jean-Paul Sartre (1905-1980),
écrivain et philosophe français violemment pris à partie
par Céline dans A l'agité du bocal.
Nonoze : Jean Nocetti (1896-1968), violoniste qui a signé la
musique de la chanson de Céline " Règlements ".
Pasco Rio : Paco Durio, céramiste et ciseleur, ami de Gauguin.
René : René de Chateaubriand (1768-1848), écrivain français enterré
à Saint-Malo.
Roger la complainte : Roger Lecuyer, ami de Céline, auteur de
chansons.
Saint François : François Mauriac (voir Clauriac).
Tabois (Madame) : Geneviève Tabouis (1892-1985), résistante et
journaliste française, célèbre dans les années 1950 pour
ses émissions sur RTL.
Tailhefer : André Tailhefer (1896-1963), médecin de Céline et
Lucette à Meudon.
Tayar (Eliane) : Eliane Tayar (1904-1986), assistante du
réalisateur Carl Dreyer, familière de La Malamoa,
le bateau d'Henri Mahé fréquenté par Céline.
Théo : voir à Briand.
Vendôme (duc Ayer de) : René Mayer (1895-1972), homme politique
français, ministre de la Justice au moment où Céline
était poursuivi après la guerre.
D'UN CHATEAU L'AUTRE, NORD, RIGODON
Abetz : Otto Abetz
(1903-1958), ambassadeur d'Allemagne à Paris durant
l'Occupation.
Achille (Brottin) : Gaston Gallimard (1881-1975), éditeur chez qui
Céline publie à partir de 1951. La maison d'édition qui
porte son nom est située rue Sébastien-Brottin, à Paris.
Amery : John Amery (1912-1945), fils d'un ministre britannique
engagé dans la Legion of St George aux côtés des
Allemands.
Anita : Antoinette Lassance, dite Tinou, épouse de Robert Le Vigan.
Arlette : Arletty (1898-1992), comédienne française, amie de
Céline.
Barjavel : René Barjavel (1911-1985), romancier français et chef de
fabrication chez Denoël avant-guerre, où il connut
Céline.
Bébert : chat de Céline (1935-1954). Il avait appartenu à Robert Le
Vigan, qui l'avait acheté à La Samaritaine avant de
l'offrir à ses amis dans les derniers mois de la guerre.
Bécart : docteur Auguste Bécart (1896-1954), ami de Céline.
Bérengères (Gertrut) : combinaison de l'éditeur Jean-Claude
Fasquelle et de Paul Marteau (1885-1966), mécène qui
aida Céline à son retour d'exil.
Bichelonne : Jean Bichelonne (1904-1944), technocrate, secrétaire
d'Etat à la Production industrielle sous Vichy.
Bolloré (Mme) : Renée Bolloré (1926-1981),
épouse de Gwenn-Aël Bolloré et tante de l'homme
d'affaires Vincent Bolloré. A acheté à Céline le
manuscrit de Nord.
Bonnard : Abel Bonnard (1883-1968), ministre de l'Education
nationale sous Vichy.
Bourdonnais (Fred) : Robert Denoël (1902-1945), éditeur. Avait
racheté la librairie Les Trois Magots, avenue de La
Bourdonnais, à Paris.
Bridoux : Eugène Bridoux (1888-1955), sous-secrétaire d'Etat à la
Défense nationale sous Vichy.
Brinon : Fernand de Brinon (1885-1947), préside la commission
gouvernementale de Pétain à Sigmaringen.
Brisson : Pierre Brisson (1896-1964), directeur du Figaro.
Brottin : voir à Achille.
Buste-à-pattes : Henry de Montherlant (1895-1972), écrivain
français (parfois également surnommé par Céline " Henri
le Torero " en raison de son amour de la corrida.
Carbougnat (ambassadeur) : Guy de Girard de Charbonnières (voir à
Hortensia dans Féerie).
Carbuccia : Horace de Carbuccia (1891-1975), fondateur de
l'hebdomadaire d'extrême-droite Gringoire.
Carthage (Hérold) : Jean Herold-Paquis (1912-1945), célèbre speaker
de Radio-Paris pendant l'Occupation.
Chamarande (Mlle de) : Maud de Belleroche, née en 1922.
Chamouin (docteur) : Germinal Chamouin (1901-1977), infirmier qui
aida Céline à Sigmaringen et accompagna sa fuite vers le
Danemark.
Constantini : Pierre Constantini, journaliste de la Collaboration
qui dirigea la Ligue française.
Cousteau : Pierre-Antoine Cousteau (1906-1958), frère du célèbre
commandant, rédacteur en chef du journal
collaborationniste Je suis partout. Polémiquera
violemment avec Céline après-guerre.
Cul-de-jatte (le) : Erich Scherz Jr, fils du Rittmeister Erich
Scherz, atteint de poliomyélite.
Dreyfus : Pierre Dreyfus (1907-1994), qui, à partir de 1955,
dirigea les usines Renault, proches de la maison de
Céline à Meudon.
Ducourneau : Jean A. Ducourneau (1919-1975). Chargé par Gallimard
d'établir le premier volume des romans de Céline à La
Pléiade.
Dumel : Georges Duhamel (1884-1966), homme de lettres français.
Dur-de-mèche : André Malraux (1901-1976), écrivain et homme
politique français.
Ferdonnet : Paul Ferdonnet (1901-1945), speaker français sur les
ondes de Radio-Stuttgart.
Frime (abbé) : Henri Grouès, dit abbé Pierre (1912-2007), célèbre
pour avoir lancé son appel en hiver 1954.
Fualdès (marquise) : Jeanne Loviton, alias Jean Voilier
(1903-1996), femme de lettres et héritière des éditions
Denoël (voir aussi Amirale dans Féerie). Présente
lors de l'assassinat de Robert Denoël, en 1945.
Soupçonnée par Céline d'être complice de cet assassinat.
Son surnom fait référence au crime fameux de Fualdès, en
1817, commis pendant que des complices détournaient
l'attention en jouant de la musique.
Gaugaule : Charles de Gaulle (voir à Charles dans Féerie).
Gertrut : voir Bérengères.
Harras : docteur Hauboldt, président de la Chambre des médecins de
Berlin, qui supervisa le séjour de Céline à Kraenzlin.
Ichok : Grégoire Ichok (1892-1940), médecin en conflit avec Céline
au dispensaire de Clichy.
Kroukrouzof (ou Kroukrou) : Nikita Khrouchtchev (1894-1971), homme
d'Etat soviétique.
La Vigue : Robert Coquillaud, dit Le Vigan (1900-1972), comédien
célèbre (Goupi Mains Rouges, Les disparus de Saint-Agil...),
qui accompagna Céline et son épouse durant leur fuite en
Allemagne.
Leiden (baron-comte Rittmeister von) : Erich Scherz (mort en 1947),
propriétaire du domaine où Céline séjourna, près de
Kraenzlin, à l'automne 1945.
Leiden (Cillie von) : Anne-Marie Scherz, petite-fille d'Erich
Scherz.
Leiden (Isis von) : Asta Scherz, belle-fille d'Erich Scherz, épouse
du " cul-de-jatte ".
Leiden (Marie-Thérèse von) : fille d'Erich Scherz.
Lesca : Charles Lesca (1871-1948), directeur de Je suis partout.
Loukoum (Norbert) : Jean Paulhan (1884-1968), homme de
lettres français. L'un des principaux correspondants de
Céline chez Gallimard.
Madeleine : Madeleine Jacob (1896-1985), célèbre journaliste de
Libération et de L'Humanité.
Marcel : voir Empième dans Féerie.
Marie (Mlle) : Marie Canavaggia (1896-1976), traductrice et fidèle
collaboratrice de Céline, dont elle " mettait au propre
" les manuscrits.
Marion : Paul Marion (1899-1954), secrétaire général à
l'Information et à la Propagande de Vichy.
Mattey : Pierre Mathé (1882-1956), commissaire général à
l'Agriculture et au Ravitaillement de Vichy.
Millamac : Harold Macmillan (1894-1986), homme politique anglais.
Morny (Gertrut de) : voir à Bérengères.
Nordling : Raoul Nordling (1881-1962), consul général de Suède à
Paris. Actif dans le soutien à Céline durant l'exil
danois.
Paqui (Herold) : voir à Carthage.
Paraz : Albert Paraz (1899-1957), écrivain français, ami de Céline
avec lequel il échangea une abondante correspondance.
Petzareff : Pierre Lazareff (1902-1972), célèbre patron de presse
qui dirigea France-Soir.
Poulet : Robert Poulet (1893-1989), romancier et critique belge
auteur des Entretiens familiers avec L.-F. Céline
(Plon, 1958).
Raumnitz (von) : Karl Boemelburg (1883-1946), haut dignitaire nazi,
Gauleiter de Sigmaringen.
Restif (Horace) : Jean Filliol (1909-?), cofondateur du mouvement
d'extrême-droite La Cagoule, activiste soupçonné
de l'assassinat des frères Rosselli.
Roger : Roger Nimier (1925-1962), écrivain français, indéfectible
soutien de Céline chez Gallimard et dans le monde des
lettres de l'après-guerre.
Sekout-Marrant : Ahmed Sékou-Touré (1922-1984), leader politique
guinéen.
Simon : Michel Simon (1895-1975), comédien, ami de Céline, qui
enregistra sur disque des passages du Voyage au bout
de la nuit.
Suzanne : voir à Janine dans Féerie.
Taenia (Le) : voir à Nartre dans Féerie.
Tirelire (abbé) : voir à Frime.
Triolette (Madame) : voir à Elsa dans
Féerie.
Vaillant (Etienne) : Roger Vailland (1907-1965), écrivain français.
A écrit en 1950 son regret de n'avoir pas assassiné
Céline à la fin de la guerre. Ce qui lui vaudra la haine
tenace de l'auteur de Mort à crédit.
(J. Dupuis et D. Alliot, Lire hors-série n°7, 2008).
* MADELON.
-C'est toi même qui l'aura
voulu ! Demain ! Tu m'entends, pas plus tard que demain
j'irai moi au Commissaire, et je lui expliquerai, moi,
au Commissaire, comment qu'elle est tombée dans son
escalier la vieille Henrouille ! Tu m'entends, à
présent, dis Léon ?... T'es content ?... Tu fais plus le
sourd ? Ou bien que tu viens tout de suite avec moi ou
bien que j'irai le voir demain matin !... Alors, tu
veux-t-y venir, ou tu veux pas ? Explique-toi !...
C'était carré comme menace.
Malgré tout on roulait encore
et il se décidait toujours pas à le faire arrêter le
taxi. - Tu viens pas alors ? T'aimes mieux aller au
bagne ? Bon !... Tu t'en fous que je te dénonce ?... De
ce que je t'aime ?... Tu t'en fous aussi hein ?... Et tu
t'en fous de mon avenir ?... Tu te fous de tout toi
d'abord n'est-ce pas ? Dis-le ? - Oui, dans un sens,
qu'il a répondu... T'as raison. Mais c'est pas plus de
toi que d'une autre, que je m'en fous... Va pas prendre
ça pour une insulte surtout !... T'es gentille au fond
toi... Mais j'ai plus envie qu'on m'aime ...
Ça me dégoûte !... Elle
était assez déconcertée, mais elle s'y est remise quand
même. " Ah ! ça te dégoûte !... Comment que ça te
dégoûte que tu veux dire ?... Explique-toi donc sale
ingrat !... " - Non !
c'est
pas toi, c'est tout qui me dégoûte !
qu'il lui a répondu.
J'ai pas envie... Faut pas m'en vouloir pour
ça...
- Comment, que tu dis ?
Répète-le un peu ?... Moi et tout ? Elle cherchait à
comprendre. - Moi et tout ? Explique donc ça ? Parle pas
chinois !... Dis-le moi en français, devant eux,
pourquoi que je te dégoûte à présent ? Tu bandes pas
donc comme les autres, dis gros salaud quand tu fais
l'amour ? Tu bandes pas alors hein ?... Ose le dire ici
?... Devant tout le monde que tu bandes pas ?...
Et alors c'est Robinson qui a
pris sur lui de lui répondre. Il était monté aussi à la
fin, et il gueulait à présent aussi fort qu'elle. - Eh
bien, c'est tout, qui me répugne et qui me dégoûte à
présent ! Pas seulement toi !... Tout !... L'amour
surtout !... Le tien aussi bien que celui des autres...
Les trucs aux sentiments que tu veux faire, veux-tu que
je te dise à quoi ça ressemble moi ?
Ça ressemble à faire
l'amour dans des chiottes !
Tu me comprends-t-y à présent ?... Et tous les
sentiments que tu vas chercher pour que je reste avec
toi collé, ça me fait l'effet d'insultes si tu veux
savoir... Et tu t'en doutes même pas que tu es
une dégoûtante !...Ça suffit parce
qu'ils t'ont raconté les autres qu'il y avait pas mieux
que l'amour et que ça prendrait avec tout le monde et
toujours... Eh bien moi je l'emmerde leur amour à tout
le monde !...
T'y tiens quand même toi à faire l'amour au milieu de
tout ce qui se passe ?... De tout ce qu'on voit ?... Tu
veux en bouffer de la viande pourrie ?
Avec ta sauce à la tendresse ?... Tu
cherches à savoir ce qu'il y a entre toi et moi ?... Eh
bien entre toi et moi, y a toute la vie...
Ça te suffit pas des
fois ?...
- Mais c'est propre chez moi,
qu'elle s'est rebiffée elle... On peut être pauvre et
être propre quand même dis donc ! Quand est ce que tu as
vu que c'était pas propre chez moi ? C'est ça que tu
veux dire en m'insultant ?... J'ai le derrière propre
moi, Monsieur !... Tu peux peut-être pas en dire autant
!... Ni tes pieds non plus !
- Mais j'ai jamais dis ça MADELON ! J'ai rien dit comme ça du tout !... Que
c'est pas propre chez toi ?... Tu vois bien que tu ne
comprends rien ! Elle voulait plus être calmée. On ne
comprenait plus rien à leur dispute dans le taxi. On
entendait que des gros mots dans le boucan que faisait
l'auto, le battement des roues dans la pluie et dans le
vent qui se jetait contre notre portière par
bourrasques. " C'est ignoble..." qu'elle a répété à
plusieurs reprises. Elle pouvait plus parler d'autre
chose ... " C'est ignoble !..." Et puis elle a essayé le
grand jeu : " Tu viens ? qu'elle lui a fait. Tu viens
Léon ? Un ?... Tu viens-t-y ? Deux ?... " Elle a
attendu. " Trois ?... Tu viens pas alors ?..." " Non ! "
qu'il lui a répondu, sans bouger d'un pouce. " Fais
comme tu veux ! " qu'il a même ajouté. C'était une
réponse .
Elle a dû se reculer un peu
sur la banquette, tout au fond. Elle devait tenir le
révolver à deux mains parce que quand le feu lui est
parti c'était comme tout droit de son ventre et puis
presque ensemble encore deux coups, deux fois de
suite... De la fumée poivrée alors qu'on a eue plein le
taxi. On roulait encore quand même. C'est sur moi qu'il
est retombé Robinson, sur le côté, par saccades, en
bafouillant. " Hop ! et Hop ! " Le chauffeur avait
sûrement entendu.
(Voyage, Folio, Gallimard, p.487).
*********************
* Gustave MANDAMOUR.
" En fait d'invités nous
recevions parfois à dîner des médecins des environs,
par-ci, par-là, mais notre convive habituel c'était
plutôt Gustave, l'agent du trafic. Lui, on
pouvait le dire, il était régulier. On s'était connus
comme ça par la fenêtre, en le regardant le dimanche,
faire son service, au croisement de la route à l'entrée
du pays. Il avait du mal avec les automobiles. On
s'était dit d'abord quelques mots et puis on était
devenus de dimanche en dimanche tout à fait des
connaissances. J'avais eu l'occasion en ville de soigner
ses deux fils, l'un après l'autre, pour la rougeole et
pour les oreillons. Un fidèle à nous, Gustave
MANDAMOUR, qu'il s'appelait, du Cantal. Pour la
conversation il était un peu pénible, parce qu'il
éprouvait du mal avec les mots. Il les trouvait bien les
mots, mais il ne les sortait pas, ils lui restaient
plutôt dans la bouche, à faire des bruits.
Un soir comme ça Robinson l'a
invité au billard, en plaisantant je crois. Mais c'était
sa nature de continuer les choses, alors il était
toujours revenu depuis lors, Gustave, à la même
heure, chaque soir, à huit
heures.
Un soir, question de m'instruire, je lui ai demandé
pourquoi il n'arrivait jamais à gagner aux cartes,
j'avais pas de raison au fond pour lui demander ça à MANDAMOUR, seulement par manie de savoir le pourquoi
? le comment ? Surtout qu'on ne jouait pas pour de
l'argent ! Et tout en discutant de sa malchance, je me
suis approché de lui, et l'examinant bien, je me suis
aperçu qu'il était assez gravement presbyte. En vérité,
dans l'éclairage où nous nous trouvions, il ne
discernait qu'avec peine le trèfle du carreau sur les
cartes. Ça ne pouvait pas durer.
J'ai mis de l'ordre dans son
infirmité en lui offrant des belles lunettes. D'abord il
était tout content de les essayer les lunettes, mais ça
ne dura pas. Comme il jouait mieux, grâce à ses
lunettes, il perdait moins qu'avant et il se mit en tête
de ne plus perdre du tout. C'était pas possible, alors
il trichait. Et quand ça lui arrivait de perdre malgré
ses trichages il nous boudait pendant des heures
entières. Bref, il devint impossible. J'étais navré, il
se vexait pour un oui, pour un non, lui, Gustave,
et en plus, il cherchait à nous vexer à son tour, à nous
donner de l'inquiétude, du souci aussi. Il se vengeait
quand il avait perdu, à sa manière... C'était cependant
pas pour de l'argent, je le répète, que nous jouions,
rien que pour la distraction et la gloire... Mais il
était furieux quand même.
Ainsi un soir qu'il avait eu de
la malchance, il nous interpella en s'en allant : "
Messieurs, je vais vous dire de prendre garde !... Avec
les gens que vous fréquentez, moi, si j'étais vous, je
ferais attention !... Il y a une brune entre autres qui
passe depuis des jours devant votre maison !... Bien
trop souvent à mon sens !... Elle a des raisons !...
Elle en aurait après l'un de vous pour s'expliquer que
j'en serais pas autrement surpris !... "
(Voyage au
bout de la nuit, Gallimard, folio, p.462).
***********************
* MARTRODIN.
C'était l'indépendance
qu'était son faible à Robinson. Il le disait lui-même.
Mais le patron MARTRODIN en avait déjà assez de
nos " apartés " et de nos petits complots dans les
coins.
- Robinson, les verres ! Nom de Dieu ! qu'il commanda. C'est-y moi qui
vais vous les laver ?
Robinson bondit du coup.
- Tu vois, qu'il m'apprit, je fais ici un extra !
C'était la fête décidément. MARTRODIN éprouvait mille difficultés à
finir de compter sa caisse, ça l'agaçait. Les Arabes
partirent, sauf les deux qui sommeillaient encore contre
la porte.
- Qu'est-ce qu'ils attendent ceux-là ?
- La bonne ! qu'il me répond le patron.
- Ça va, les affaires ? que je demande alors pour dire quelque chose.
- Comme ça... Mais c'est dur ! Tenez, Docteur, voilà un fonds que j'ai
acheté soixante billets comptant avant la crise. Il
faudrait bien que je puisse en tirer au moins deux
cents... Vous vous rendez compte ?... C'est vrai que
j'ai du monde, mais c'est surtout des Arabes... Alors ça
ne boit pas ces gens-là... Ça n'a pas encore
l'habitude... Faudrait que j'aie des Polonais. Ça
Docteur ça boit les Polonais on peut le dire... Où
j'étais avant dans les Ardennes, j'en avais moi des
Polonais et qui venaient des fours à émailler, c'est
tout vous dire, hein ? C'est ça qui leur donnait chaud,
les fours à émailler !... Il nous faut ça à nous... La
soif !... Et le samedi tout y passait... Merde ! que
c'était du boulot ! La paie entière ! Rac !... Ceux-ci
les bicots, c'est pas de boire qui les intéresse, c'est
plutôt de s'enc... c'est défendu de boire dans leur
religion qu'il paraît, mais c'est pas défendu de s'enc...
Il les méprisait MARTRODIN,
les bicots. " Des salauds quoi ! Il paraît qu'il font ça
à ma bonne !... C'est des enragés hein ? En voilà des
idées, hein ? Docteur ? je vous demande ? "
Le patron MARTRODIN comprimait de ses doigts courts les petites
poches séreuses qu'il avait sous les yeux. " Comment
vont les reins ? " que je lui demandai en le voyant
faire. Je le soignais pour les reins. " On ne prend plus
de sel au moins ? "
- Encore de l'albumine Docteur ! J'ai fait faire l'analyse avant-hier au
pharmacien... Oh, je m'en fous moi de crever qu'il
ajoutait, d'albumine ou d'autre chose, mais ce qui me
dégoûte c'est de travailler comme je travaille... à
petits bénéfices !...
La bonne en avait terminé avec sa vaisselle, mais son pansement ayant été
si souillé par les graillons qu'il fallut le refaire.
Elle m'offrit un billet de cent sous. Je ne voulais pas
les accepter ses cent sous, mais elle y tenait
absolument de me les donner Séverine qu'elle s'appelait.
- Tu t'es fait couper les cheveux Séverine ? que je remarquai.
- Faut bien ! C'est la mode ! qu'elle a dit. Et puis les cheveux longs
avec la cuisine d'ici, ça retient toutes les odeurs...
- Ton cul y sent bien pire ! que dérangé dans ses comptes par notre
bavardage l'interrompit MARTRODIN. Et ça les
empêche pourtant pas tes clients...
- Oui, mais c'est pas pareil, que rétorqua la Séverine, bien vexée. Y a
des odeurs pour toutes les parties... Et vous patron
voulez-vous que je vous dise un peu quoi que vous sentez
?... Pas seulement une seule partie de vous, mais vous
tout entier ?
Elle était bien mise en colère Séverine. MARTRODIN ne voulut pas
entendre le reste. Il se remit en grognant dans ses
sales comptes.
(Voyage au bout de la nuit, Livre de Poche, 1956, p.313).
**********************
* MATTHEW sergent.
C'est donc là qu'on se
retrouvait quand l'incident est survenu, que les
bagarres ont commencé. C'est le sergent MATTHEW
du Yard qu'est entré, " côté sandwichs " dans le box des
gandins, il s'est annoncé sifflotant comme ça et Good
Dayé Dames ! Il était pas en service, en veston
comme vous et moi, il fredonnait avec les autres, il en
avait un peu dans le pif, il était aimable par le
fait... Tout d'un coup ! qu'est-ce qui lui prend ?... il
s'arrête pile, il demeure figé... devant le Boro... en
chapeau de forme ! ah ! ça le suffoque ! ah ce culot
!... là affairé dans sa musique, à taper sur son
rigodon, à la cadence aigrelette, à la berceuse
rémoulette, au charme de brouillard qu'on les airs de ce
côté-là, que ça ramasse bien les soucis, les fait giguer
à tirelire !... ding !... dindin !... don ! don !... et
youp la ! prestes ! guillerets de trilles et d'arpèges !
de ses gros
doigts sales boudinés... que c'était vraiment sortilège
comme il envoûtait l'atmosphère de voltigeants jaillis
lutins du gros piano...
C'est grêle ainsi les airs
anglais... Je me souviens bien... Il en restait
interloqué comme ça tout flan le sergent MATTHEW
du nouveau chapeau de son homme. Ça lui coupait net son
sifflet... ça lui figeait son sourire. Il en croyait pas
ses yeux !...
Il se rapproche... il veut mieux le voir... apprécier. Il se rapproche du
piano... Et brûle-pourpoint vlof ! la colère !...
Il se met à injurier l'artiste...
" Où qu'il avait pris la façon de porter un " forme " dans ce sale bar !
Que ça s'était jamais vu !... Qu'il était fou en vérité
!... Où donc qu'il se croyait ? Au Derby ? A la Chambre
des Lords ? Que c'était de l'injure et crâneur pour un
étranger si pourri... Un émigrant de la pire sorte !
Croque-notes raté vagabond ! Que c'était un furieux
culot de venir singer les gentlemen !... Que c'était à
pas croire de crime ! Qu'il allait l'embarquer céans si
il enlevait pas ça tout de suite !... " Et encore bien
d'autres salades et toutes rouges menaces hors de lui
!...
Boro y tenait à son " tube "...
C'était un cadeau d'une personne... Le sergent
MATTHEW au moment où il cherchait des noises, il
pesait plus ses paroles... D'abord il sortait de ses
oignons !... Boro avait parfaitement le droit de se
filer un sofa en coiffe, un cerf-volant, un pèse-bébé,
un haut-de-forme à plus forte raison ! ça regardait
personne que césigue !... Mais l'autre l'entendait pas
ainsi, il prenait de plus en plus la mouche. Jaillit la
vive altercation... Les choses se gâtaient à mesure...
le barouf !... la fièvre ! ça fumait autour des
alcools... Tout le bazar secoue, vogue, sursaute
tellement la foule en houle barde, brame, agite, conspue
le MATTHEW !... Serré de près MATTHEW
prend peur, je raconte les choses, il sort son sifflet
de sa petite poche... Ah ! ça déchaîne tout !... C'est
la ruée !... Ah ! faut pas qu'il siffle !... Pas de
renforts !... Mort à la Police ! Basculé, raplati par
terre, MATTHEW se trouve recouvert d'ivrognes,
braillants, joyeux, trépignants dessus, en monticule
jusqu'au lustre... caracolant d'aise et victoire ! La
ronde aux godets passe dessus... A sa santé !... For
be is a jolly good fellow !...
(Guignol's band I, Gallimard, Folio, 1989, p.30).
************************
* LA MÉHON.
Mademoiselle MÉHON,
la boutique juste en face de nous, c'est à pas croire ce
qu'elle était vache. Elle nous cherchait des raisons,
elle arrêtait pas de comploter, elle était jalouse. Ses
corsets pourtant, elle les vendait bien. Vieille, elle
avait sa clientèle encore très fidèle et de mères en
filles, depuis quarante ans. Des personnes qu'auraient
pas montré leur gorge à n'importe qui.
C'est à propos de Tom, que les
choses se sont envenimées, pour l'habitude qu'il avait
prise de pisser contre les devantures. Il était pas le
seul pourtant. Tous les clebs des environs ils en
faisaient bien davantage. Le Passage c'était leur
promenade. Elle a traversé exprès, LA MÉHON, pour
venir provoquer ma mère, lui faire un esclandre. Elle a
gueulé que c'était infâme, l'ignoble façon qu'il
cochonnait toute sa vitrine, notre petit galeux...Ça
s'amplifiait ses paroles des deux côtés du magasin et
jusqu'en haut dans le vitrail. Les passants prenaient
fait et cause. Ce fut une discussion fatale.
Grand'mère pourtant bien mesurée dans ses paroles lui a
répondu vertement.
Papa en rentrant du bureau,
apprenant les choses, a piqué une colère, une si folle
alors qu'il était plus du tout regardable ! Il roulait
des yeux si horribles vers l'étalage de la rombière
qu'on avait peur qu'il l'étrangle. Tous on a fait de la
résistance, on se pendait à son pardessus... Il devenait
fort comme un tricar. Il nous traînait dans la
boutique... Il rugissait jusqu'au troisième qu'il allait
en faire des charpies de cette corsetière infernale... "
J'aurais pas dû te raconter ça ! "... que chialait
maman. Le mal était fait.
Pendant les semaines qu'ont
suivi, j'ai été un peu plus tranquille. Mon père était
tout absorbé. Dès qu'il avait un instant libre, il
reluquait chez LA MÉHON. Elle en faisait autant
de son côté. Derrière les rideaux, ils s'épiaient, étage
par étage. Dès qu'il rentrait du bureau, il se demandait
ce qu'elle pouvait faire. C'était vis-à-vis... Quand
elle se trouvait dans sa cuisine, au premier, il se
planquait dans un coin de la nôtre. Il grognait des
menaces terribles... " Regarde ! Elle s'empoisonnera
jamais cette infecte charogne !... Elle bouffera pas des
champignons !... Elle bouffera pas son râtelier ! Va !
elle se méfie du verre pilé !... O pourriture !... " Il
arrêtait pas de la fixer. Il s'occupait plus de mes
instincts... Dans un sens c'était bien commode. Les
voisins, ils osaient pas trop se compromettre. Les
chiens urinaient partout, et sur leurs vitrines aussi,
pas spécialement sur LA MÉHON. On a beau répandre
du soufre, c'était quand même un genre d'égout le
Passage des Bérésinas. La pisse ça amène du monde.
Pissait qui voulait sur nous, même les grandes personnes
; surtout dès qu'il pleuvait dans la rue. On entrait
pour ça. Le petit conduit adventice l'allée Primorgueil
on y faisait caca couramment. On aurait eu tort de nous
plaindre. Souvent ça devenait des clients, les pisseurs,
avec ou sans chien.
(...) Papa, il en dormait plus.
Son cauchemar c'était le nettoyage du carré devant notre
boutique, les dalles qu'il fallait qu'il rince tous les
matins avant de partir au bureau. Il sortait avec son
seau, son balai, sa toile et en plus la petite truelle
qui servait pour les étrons, à glisser dessous, les
faire sauter dans la sciure. Des étrons, il en venait
toujours et davantage, et bien plus devant chez nous
qu'ailleurs, en large comme en long. C'était sûrement un
complot.
LA MÉHON, de sa fenêtre
au premier, elle se fendait la gueule à regarder mon
père se débattre dans les colombins. Elle jouissait pour
toute une journée. Les voisins, ils accouraient pour
compter les crottes.
(Mort à crédit, Gallimard, 1990,
p.80).
**********************
* Docteur MERMILLEUX
BARDAMU
Dites donc, MERMILLEUX, vous avez pas entendu dire, pour la petite
Tapaneur ?
MERMILLEUX
Qui ? La petite Tapaneur ?... La femme de l'agent voyer ? Ah ! C'est vous
qui l'avez accouchée ?
BARDAMU
Oui !
MERMILLEUX
Ah ! Je savais pas... pas de veine, hein ?... Ah ! ça arrive...
BARDAMU
Vous en faisiez beaucoup, vous, d'accouchements, quand vous étiez établi ?
MERMILLEUX
Ah ! confrère, j'avais un coin pour ça, vous savez, j'étais en Bretagne,
et là, on accouche jour et nuit, ça n'arrête pas... J'en
ai raté pas mal, au début. A la fin, ça allait bien.
BARDAMU
Vous en avez infecté ?
MERMILLEUX
Oh ! ça, évidemment. Vous savez, c'est bien difficile à éviter dans les
fermes ; on n'a pas de quoi se laver les mains, tout ce
qu'on touche est sale, la grand'mère y met les doigts.
Mais ça n'a pas beaucoup d'importance, au fond. Non,
tenez : il y en avait une, à Karamach-sur-Ondes et une
institutrice, vous savez. En l'accouchant, mon vieux, je
colle une de ces puerpérales mais, mon vieux, alors une
puerpérale à crever une jument. Bon. Elle en sort,
je ne sais pas comment, mais elle en sort. Suintante,
fébrile ! Enfin, elle en réchappe. Je me mets en boule,
j'étais pas fier... Ça va ! Je m'attends à être traîné
dans la boue des tribunaux par tout le canton... Pas du
tout, mon ami ; on me fête ; on m'embrasse ! Tout le
monde trouve que je l'ai sauvée ! Je pouvais pas
l'achever, hein ? Mais voilà, il lui reste une métrite,
mais alors une de ces métrites, mon ami, une métrite
totale, avec un utérus qui se met à dégringoler, pourri,
une éponge de pus qui vient lui retourner entre les
jambes, ma honte pendant vingt ans ! le plus beau
prolapsus utérin que j'aie vu de ma carrière.
Eh bien !
mon ami, vous le croirez si vous voulez, cette femme-là,
elle a fait mon succès dans trois cantons, une
réputation régionale, des gens qui me venaient de
partout, qu'elle m'envoyait ; elle-même, pendant vingt
ans, je l'ai soignée, j'ai fini par la faire opérer, par
lui faire enlever cet utérus, ma meilleure publicité,
elle n'avait confiance qu'en moi !
Ce qu'il faut, voyez-vous, Bardamu, en clientèle, c'est de pas
entamer la confiance du client. Ça a l'air difficile,
non... Il suffit de parler le moins possible. Ceux qui
parlent, aussi malins soient-ils, tôt ou tard, ils sont
foutus. Ce qu'il faut, c'est hocher de la tête, je le
dis toujours aux jeunes confrères. L'imagination des
gens fait le reste, et elle le fait bien. Tout le monde
peut dire des choses, mon vieux, parler n'est qu'humain.
Ce qui est important, inusable, ce qui donne confiance,
c'est ce qu'on ne dit pas.
(L'Eglise, Gallimard, 1952, p. 245).
*********************
* NORA MERRYWIN.
La première fois qu'elle est
entrée avec Jonkind dans la piaule... C'était pas
possible d'y croire tellement que je la trouvais
belle... Un trouble qu'était pas ordinaire... Je la
regardais encore... Je clignais des deux yeux... J'avais
la berlue... Je me replongeais dans mon rata... NORA
elle s'appelait... NORA MERRYWIN... (...) Pendant
qu'ils disaient la prière, j'avais des sensations
dangereuses... Comme on était agenouillés, je la
touchais presque moi, NORA. Je lui soufflais dans
le cou, dans les mèches. J'avais des fortes
sensations... C'était un moment critique, je me retenais
de faire des bêtises... Je me demande ce qu'elle aurait
pu dire si j'avais osé ?... Je me branlais en pensant à
elle, le soir au dortoir, très tard, encore après tous
les autres, et le matin j'avais encore des " revenez-y
"...
Ses mains, c'étaient des
merveilles, effilées, roses, claires, tendres, la même
douceur que le visage, c'était une petite féerie rien
que de les regarder. Ce qui me taquinait davantage, ce
qui me possédait jusqu'au trognon c'était son espèce de
charme qui naissait là sur son visage au moment où elle
causait... son nez vibrait un petit peu, le bord des
joues, les lèvres qui courbent... J'en étais vraiment
damné... Y avait là un vrai sortilège... Ça
m'intimidait... J'en voyais trente-six chandelles, je
pouvais plus bouger... C'était des ondes, des magies, au
moindre sourire... J'osais plus regarder à force. Je
fixais tout le temps mon assiette. Ses cheveux aussi,
dès qu'elle passait devant la cheminée, devenaient tout
lumière et jeux !... Merde ! Elle devenait fée ! c'était
évident. Moi, c'est là au coin de la lèvre que je
l'aurais surtout bouffée.
(...) Une fois qu'on était
relevés, Madame MERRYWIN essayait encore un petit
peu, avant qu'on retourne en classe, de
m'intéresser
aux objets... " The table, la table, allons Ferdinand
!... " Je résistais à tous les charmes. Je répondais
rien. Je la laissais passer devant... Ses miches aussi
elles me fascinaient. Elle avait un pot admirable, pas
seulement une jolie figure... Un pétard tendu, contenu,
pas gros, ni petit, à bloc dans la jupe, une fête
musculaire... Ça c'est du divin, c'est mon instinct...
La garce je lui aurais tout mangé, tout dévoré, moi, je
le proclame...
(...) C'est toujours elle qui me relançait, qui voulait que je
conversationne : " Good Morning Ferdinand ! Hello ! Good
Morning !... " J'étais dans la confusion. Elle faisait
des mimiques si mignonnes... J'ai failli tomber bien des
fois. Mais je me repiquais alors dare-dare... Je me
faisais revenir subitement les choses que j'avais sur la
pomme...
(...) Je repensais à mon bon
papa... à ses entourloupes, ses salades... à toutes les
bourres qui m'attendaient, aux turbins qu'étaient à la
traîne, à tous les fientes des clients, tous les
haricots, les nouilles, les livraisons... à tous les
patrons ! aux dérouilles que j'avais poirées ! Au
Passage !... Toutes les envies de la gaudriole me
refoulaient pile jusqu'au trognon... Je m'en convulsais,
moi, des souvenirs ! Je m'en écorchais le trou du cul
!... Je m'en arrachais des peaux entières tellement
j'avais la furie... J'avais la marge en compote. Elle
m'affûterait pas la gironde ! Bonne et mirifique c'était
possible... Qu'elle serait encore bien plus radieuse et
splendide cent dix mille fois, j'y ferais pas le moindre
gringue ! pas une saucisse ! pas un soupir ! Qu'elle se
trancherait toute la conasse, qu'elle se la mettrait
toute en lanières, pour me plaire, qu'elle se la
roulerait autour du cou, comme des serpentins fragiles,
qu'elle se couperait trois doigts de la main pour me les
filer dans l'oignon, qu'elle s'achèterait une moule tout
en or ! j'y causerais pas ! jamais quand même !... Pas
la moindre bise... C'était du bourre ! c'était pareil !
Et voilà ! J'aimais encore mieux son daron, le dévisager
davantage... ça m'empêchait de divaguer !... Je faisais
des comparaisons... Y avait du navet dans sa viande...
(...) Qu'est-ce qu'il avait pu
lui faire pour la tomber la jolie ?... C'était sûrement
pas la richesse... C'était une erreur alors ? Maintenant
aussi faut se rendre compte, les femmes c'est toujours
pressé. Ça pousse sur n'importe quoi... N'importe quelle
ordure leur est bonne... C'est tout à fait comme les
fleurs... Aux plus belles le plus puant fumier !... La
saison dure pas si longtemps ! Gi ! Et puis comment ça
ment toujours ! J'en avais des exemples terribles ! Ça
n'arrête jamais ! C'est leur parfum ! C'est la vie !...
J'aurais dû parler ? Bigornos ! Elle m'aurait bourré la
caisse ? C'était raide comme balle... J'aurais encore
moins compris. Ça me faisait au moins le caractère de
boucler ma gueule.
(Mort à crédit, Gallimard, 1990, p.269).
***********************
* Peter MERRYWIN.
Ils avaient des
chambres séparées... Comment qu'ils baisaient ? Ça se
passait-il chez lui ? chez elle ? Je voulais tout de
même me payer ça... J'avais attendu trop longtemps.
N'étant plus que cinq pensionnaires, on pouvait bien
mieux circuler... D'ailleurs il venait même plus le soir
le daron pour faire la prière... Les mômes s'endormaient
très vite une fois qu'ils s'étaient réchauffés...
En passant
devant la porte du dab, je me suis abaissé d'un coup.
J'ai regardé comme ça très vite dans le trou de la
serrure... J'étais chocolat !... La clef était pas
retirée... Je me recouche... C'était pas fini ! Je me
dis c'est le moment ou
jamais ! ... je reste encore quelques minutes...
palpitant mais silencieux... J'étais pas fou !...
J'avais bien vu la lumière par le vasistas... Juste
au-dessus de sa porte... Je prends des extrêmes
précautions... Je transporte une chaise dans le
couloir... Si je suis frit que j'apprêtais, je ferai
d'abord le somnambule... Je pose ma chaise juste à
l'appui et contre sa porte. J'attends, je me planque un
petit peu... Je me colle bien au mur... J'entends dedans
alors comme un choc... Comme un bruit de bois... qui
vient taper contre un autre... Ça venait peut-être de
son lit ?... J'équilibre encore le dossier... je me fais
gravir au millimètre... Debout... encore plus
doucement... J'arrive juste au ras du carreau...
Ah ! Alors !
Pomme ! Je vois tout à fait ! Je vois tout !... Je vois
mon bonhomme... Il est affalé... comme ça vautré dans le
creux du fauteuil... Mais il est absolument seul ! Je la
vois pas la môme !... Ah ! il est à poil, dis donc !...
Il est étalé tout épanoui devant son feu... Il en est
même tout écarlate ! Il souffle tellement qu'il a
chaud... Il est à poil jusqu'au bide... Il a gardé que
son caleçon et puis sa houppelande, celle à plis, la
magistrale, elle traîne sur le plancher derrière.
Le feu est vif
et intense... Ça crépite dans toute la pièce !... Il est
embrasé dans les lueurs, le vieux schnoque ! illuminé
complètement... Il a pas l'air ennuyé... il a gardé son
bonnet... le bibi à gland... Ah ! la vache ! Ça penche,
ça bascule... Il le rattrape, il le renfonce... Il est
plus triste comme ça en classe ... Il s'amuse tout
seul... Il agite, il balance un bilboquet ! Un gros ! un
colosse ! Il essaye de l'enfiler... il loupe le coup, il
rigole... Il se fâche pas... Son bonneton encore se
débine... sa cape aussi... Il ramasse tout ça comme il
peut... Il rote, il soupire... Il repose un peu son
joujou... Il se verse un grand coup de liquide... Il
sirote ça tout doucement... Je le revois alors le whisky
!...
Il en a même
deux flacons à côté de lui sur le parquet... Et puis
deux siphons en plus... à côté de sa main... et puis un
pot de marmelade... un entier !... Il fonce dedans à la
grosse louche... il ramène... il s'en fout partout... il
bâfre !... Il retourne à son bilboquet... il vide encore
un autre verre... La ficelle se prend, s'embobine dans
la roulette du fauteuil... Il tire dessus, il
s'embarbouille ... il grogne... il jubile... Il peut
plus retrouver ses mains... Il est ligoté... Il en
ricane, la sale andouille... Ça va !... Je redescends de
mon truc... Je soulève tout doucement ma chaise... Je me
reglisse comme ça dans le couloir... Personne a bougé
encore... Je me refile au plume !...
(Mort à crédit,
1952, p.297).
************************
* MIREILLE.
"
J'attends donc la MIREILLE qu'elle rentre, je me
planque dans l'impasse Viviane, elle devait passer là
fatalement. Je touchais pas encore assez de flouze pour
aller faire l'écrivain... Je pouvais en reprendre dans
la mistoufle. Je me sentais pas bon. Je la vois venir...
elle passe devant. Je lui carre un tel envoi dans le pot
qu'elle en a sauté du trottoir. Elle m'a compris séance
tenante mais ça l'a pas fait causer. Elle attendait de
revoir sa tante. Elle voulait pas avouer la carne. Rien
du tout.
Cette façon de répandre des bobards, c'était dans le but
que je m'inquiète... Je me dépêchais le lendemain alors
de leur donner satisfaction. La brutalité servait pas.
Surtout avec la MIREILLE, ça la rendait plus
vache encore. Elle en avait marre des usines. A seize
ans elle en avait déjà fait sept dans la banlieue Ouest.
- " C'est fini ! " qu'elle annonçait. Aux " Happy Suce
", aux bonbons anglais, elle avait surpris le Directeur
bien en train de se faire pomper par un apprenti. Ah !
la bonne usine ! Pendant six mois elle a balancé tous
les rats crevés dans la grande cuve aux pralines. A
Saint-Ouen une contre -maîtresse l'avait déjà prise en
ménage, elle lui foutait des volées dans les cabinets.
Elles s'étaient barrées ensemble.
Le Capital et
ses lois, elle les avait compris, MIREILLE...
Qu'elle avait pas encore ses règles. Au camp des
Pupilles à Marty-sur-Oise on y trouvait de la branlette,
du bon air et des beaux discours. Elle s'était bien
développée. Le jour annuel des Fédérés, elle faisait
honneur au Patronage, c'est elle qui brandissait Lénine,
tout en haut d'une gaule, de la Courtine au Père
Lachaise. Les bourriques en revenaient pas tellement
qu'elle était crâneuse ! Mais alors des molletons
splendides, elle levait le boulevard derrière elle à
bander l'Internationale !!
(...) Elle comprenait toute la féerie MIREILLE, ma mignonne ! Elle en profitait tant
qu'elle pouvait de mon cinéma... D'un coup je la
préviens : " Si tu répètes à Rancy... je te ferai manger
tes chaussures !... " Et je la saisis sous le bec de
gaz... Elle prend déjà l'air victorieux. Je sens qu'elle
va débloquer partout que je me conduis comme un vampire
!... Au bois de Boulogne ! Alors la colère me
suffoque... MIREILLE s'est mise à cavaler en
poussant des glapissements. Alors moi je la course et je
me décarcasse. Je lui balance des vaches de coups de
tatane à travers les fesses. (...) Je me donnais entier
à ma tâche, je dégoulinais la sueur ! Arrivée à L'Arc de
Triomphe, toute la foule s'est mise en manège. Toute la
horde poursuivait MIREILLE. Y avait déjà plein de
morts partout. Les autres s'arrachaient les organes. Le
trafic est intercepté par trois rangs de mobiles au port
d'armes. Les honneurs s'est alors pour nous. La robe à
MIREILLE s'envole. La vieille Anglaise bondit sur la
môme, lui croche dans les seins, ça gicle, ça fuse, tout
est rouge. On s'écroule, on grouille tous ensemble, on
s'étrangle. C'est une grande furie. "
(Dans Mort à crédit, Ferdinand essaie
d'intéresser Mireille, la petite nièce de Mme Vitruve, à
La Légende du roi Krogold dont elle aurait perdu des
pages. Pour ne pas perdre sa place au dispensaire de
Clichy, en raison de ragots qu'elle colporte sur lui, il
la dérouille au Bois de Boulogne dans une crise aiguë de
paludisme).
************************
* MISCHIEF.
(...) Allons, allons !
Assez palabré jeune homme ! me coupa le Surgeon général.
Il en est venu avant vous ici bien d'autres de ces
gaillards d'Europe qui nous ont raconté des bobards de
ce genre, mais c'était en définitive des anarchistes
comme les autres, pires que les autres... Ils ne
croyaient même plus à l'Anarchie ! Trêve de vantardises
!... Demain on vous essaiera
sur les émigrants d'en face à Ellis Island au service
des douches ! mon aide-major Mr. MISCHIEF, mon
assistant me dira si vous avez menti. Depuis deux mois,
Mr. MISCHIEF me réclame un agent " compte-puces
". Vous irez chez lui à l'essai ! Rompez ! Et si vous
nous avez trompés on vous foutra à l'eau ! Rompez ! Et
gare à vous !
Je réfléchis que ce moyen des
statistiques devait être aussi bon qu'un autre pour me
rapprocher de New York. Dès le lendemain, MISCHIEF,
le major en question, me mit brièvement au courant de
mon service, gras et jaune il était cet homme et myope
tant qu'il pouvait, avec ça porteur d'énormes lunettes
fumées. Il devait me reconnaître à la façon qu'ont les
bêtes sauvages de reconnaître leur gibier, à l'allure
générale, parce que pour les détails, c'était impossible
avec des lunettes comme il en portait. Nous nous
entendîmes sans mal pour le boulot et je crois même que
vers la fin de mon stage, il avait beaucoup de sympathie
pour moi MISCHIEF. Ne pas se voir c'est d'abord
déjà une bonne raison pour sympathiser et puis surtout
ma remarquable façon d'attraper les puces le séduisait.
Pas deux comme moi dans toute la station, pour les
mettre en boîte, les plus rétives, les plus
kératinisées, les plus impatientes, j'étais en mesure de
les sélectionner par sexe à même l'émigrant. C'était du
travail formidable, je peux bien le dire... MISCHIEF
avait fini par se fier entièrement à ma dextérité.
Vers le soir, j'avais à force
d'en écraser des puces les ongles du pouce et de l'index
meurtris et je n'avais cependant pas terminé ma tâche
puisqu'il me restait encore le plus important, à dresser
les colonnes de l'état signalétique quotidien : Puces de
Pologne d'une part, de Yougoslavie... d'Espagne...
Morpions de Crimée... Gales du Pérou... Tout ce qui
voyage de furtif et de piqueur sur l'humanité en déroute
me passait par les ongles.
C'était une œuvre, on le voit, à la fois monumentale et méticuleuse. Nos
additions s'effectuaient à New York, dans un service
spécial doté de machines électriques compte-puces.
Chaque jour, le petit remorqueur de la Quarantaine
traversait la rade dans toute sa largeur pour porter
là-bas nos additions à effectuer ou à vérifier.
(...) Le camarade chargé de la
navette des statistiques, un Arménien, fut promus de
façon soudaine agent compte-puces en Alaska pour les
chiens des prospecteurs. Pour un bel avancement, c'était
un bel avancement et il s'en montrait d'ailleurs ravi.
Les chiens d'Alaska, en effet, sont précieux. On en a
toujours besoin. On les soigne bien. Tandis que des
émigrants on s'en fout. Il y en a toujours de trop.
Comme désormais nous n'avions plus personne sous la main pour porter les
additions à New York, ils ne firent pas trop de manières
au bureau pour me désigner. MISCHIEF, mon patron,
me serra la main au départ en me recommandant d'être
tout à fait sage et convenable en ville. Ce fut le
dernier conseil qu'il me donna cet honnête homme et pour
autant qu'il m'ait jamais vu il ne me revit jamais.
(Voyage
au bout de la nuit, Livre de poche, 1952, p. 190).
**********************
* MOLLY.
" A l'égard d'une des jolies
femmes de l'endroit, MOLLY, j'éprouvai bientôt un
exceptionnel sentiment de confiance, qui chez les êtres
apeurés tient lieu d'amour. Il me souvient comme si
c'était hier de ses gentillesses, de ses jambes longues
et blondes et magnifiquement déliées et musclées, des
jambes nobles. La véritable aristocratie humaine, on a
beau dire, ce sont les jambes qui la confèrent, pas
d'erreur.
Nous devînmes intimes par le
corps et par l'esprit et nous allions ensemble nous
promener en ville quelques heures chaque
semaine. Elle possédait d'amples ressources, cette amie,
puisqu'elle se faisait dans les cent dollars par jour en
maison, tandis que moi, chez Ford, j'en gagnais à peine
six. L'amour qu'elle exécutait pour vivre ne la
fatiguait guère. Les Américains font ça comme des
oiseaux. Un soir, comme ça, à propos de rien, elle m'a
offert cinquante dollars. Je l'ai regardée d'abord.
J'osais pas. Je pensais à ce que ma mère aurait dit dans
un cas semblable. Pour faire plaisir à MOLLY,
tout de suite, j'ai été acheter avec ses dollars un beau
complet beige pastel (four piece suit) comme c'était la
mode au printemps de cette année-là. Jamais on ne
m'avait vu arriver aussi pimpant au bobinard. La
patronne fit marcher son gros phono, rien que pour
m'apprendre à danser.
Un coeur infini vraiment,
avec du vrai sublime dedans, MOLLY ne demandait
pas mieux que de s'intéresser pécuniairement à mon
aventure vaseuse. Bien que je lui apparusse comme un
garçon assez ahuri par moments, ma conviction lui
semblait réelle et vraiment digne de ne pas être
découragée. Elle m'engageait seulement à lui établir une
sorte de petit bilan pour une pension budgétaire qu'elle
voulait me constituer. Je ne pouvais me résoudre à
accepter ce don. Un dernier relent de délicatesse
m'empêchait d'escompter davantage, de spéculer encore
sur cette nature vraiment trop spirituelle et trop
gentille.
(...) Le train est arrivé en
gare. Je n'étais plus très sûr de mon aventure quand
j'ai vu la machine. Je l'ai embrassé MOLLY avec
tout ce que j'avais encore de courage dans la carcasse.
J'avais de la peine, de la vraie, pour une fois, pour
tout le monde, pour moi, pour elle, pour tous les
hommes. C'est peut-être ça qu'on cherche à travers la
vie, rien que cela, le plus grand chagrin possible pour
devenir soi-même avant de mourir.
Des années ont passé depuis ce
départ et puis des années encore... J'ai écrit souvent à
Détroit et puis ailleurs à toutes les adresses dont je
me souvenais et où l'on pouvait la connaître, la suivre
MOLLY. Jamais je n'ai reçu de réponse. La Maison
est fermée à présent. C'est tout ce que j'ai pu savoir.
Bonne, admirable MOLLY, je veux si elle peut
encore me lire, qu'elle sache bien que je n'ai pas
changé pour elle, que je l'aime encore et toujours, à ma
manière, qu'elle peut venir ici quand elle voudra
partager mon pain et ma furtive destinée. Si elle n'est
plus belle, eh bien tant pis ! Nous nous arrangerons !
J'ai gardé tant de beauté d'elle en moi et pour au moins
vingt ans encore, le temps d'en finir.
Pour la quitter il m'a fallu
certes bien de la folie et d'une sale et froide espèce.
Tout de même, j'ai défendu mon âme jusqu'à présent et si
la mort, demain, venait me prendre, je ne serais pas,
j'en suis certain, jamais tout à fait aussi froid,
vilain, aussi lourd que les autres, tant de gentillesse
et de rêve MOLLY m'avait fait cadeau dans le
cours de ces quelques mois d'Amérique. "
(Voyage au
bout de la nuit, folio, p.232).
**************************
* De MORNY Gertrut.
Une autre histoire !... le
directeur des Editions Bérengères me fait des "
atteintes " ! oui !... " atteintes " le terme de
cavalerie !... il me recherche, dirais-je... il me
recherche pour que je vienne chez eux, que je passe moi
mes ours, armes, bagages à ses " Bérengères " ! vous
voyez ça ?... moi mes chefs-d'œuvre ! évidemment, il
hait l'Achille !... et pas d'hier !... depuis toujours !
une haine rancie ! ce qu'il donnerait pour le voir
saisi, failli, bradé !... et tout son sanfrusquin aux
Puces ! et qu'on lui rouvre ses dossiers, ses affaires
honteuses... épongées comme ceci... cela... qu'on lui
reépluche le tout !... épongées ?... chantées plutôt
!... des millions par mois ? il paraît... mais encore
sensibles !... de ces secrets qui courent les rues !...
Gertrut s'amuse ! suppute! sa tronche si je
taille ! la hure d'Achille !... oh ! mais d'abord que
moi je dise oui !... hop !... j'arrive !... moi mes ours
!... mes livres immortels aux Editions Bérengères ! oh !
pas qu'Achille en crève tout de suite ! non ! qu'ait le
temps d'abord de voir tout son bazar crouler !
catastrophe ! formid !... formid !... que moi j'ouvre la
brèche !... que ses 2 000 esclaves profitent !
s'échappent ! alors en avant les Dossiers !... le
Parquet !... pardon !... ces jouissances sensââ !...
quelqu'un Gertrut de MORNY !... je le soupçonne
un petit peu dans le coin d'être un petit peu
anti-sémite... ça serait un peu l'Affaire Dreyfus ?...
qui les ferait s'haïr autant ?... peut-être ?... ils me
diront jamais... ils se connaissaient on dirait d'un
siècle, tellement ils en savent l'un sur l'autre...
mille ans, on dirait, de vacheries !... Achille me prend
plus au sérieux... " Vous vous plaignez ?... diable ! y
en a d'autres ! et qui se plaignent pas ! vous auriez pu
être fusillé !... non ? "
Gertrut sait bien mieux s'y prendre, il me plaint... il me rappelle
mes risques, mes épreuves... " Vos meubles ! vos
manuscrits ! vos quatre sous ! ils vous ont mis sur la
paille !... " il s'apitoye, presque... Brottin lui c'est
l'insensible !... que j'aie pas été fusillé et que je
vienne me plaindre ! ah ! le culot !... les bras lui
tombent... si je pouvais lui dire ce que je pense !...
que ce qui m'intéresse c'est qu'ils se dépiautent les
carotides !... si je me retiens pas d'y dire tout...
c'est pour les chiens, les oiseaux... que je le ménage !
pour nous aussi !... on parle toujours trop... la
nouille !... nouille, d'abord ! et le carbi et le gaz
!... je l'aurais traité comme je pensais je l'aurais
plus revu !
" Retrouvez-nous votre drôlerie,
Céline !... écrivez donc comme vous parlez ! quel
chef-d'œuvre !...
- Vous êtes bien aimable, Gertrut, mais regardez-moi ! jetez un
coup d'œil ! " Je le calme.
" Je suis plus en état, voyons !... la plume me tombe !...
- Mais non, Céline !... vous êtes tout d'attaque, au contraire !... le
plus bel âge !... Cervantès !... je vous apprends rien !
- Non Gertrut !... vous m'apprenez rien !... le même âge qu'Achille
!... 81 ans !... Don Quichotte !... "
Le truc de tous les éditeurs pour stimuler leurs vieux carcans... que
Cervantès était tout gamin !... 81 berges ! " Et plus
mutilé que vous !... Céline ! " Il insiste !... paroles
tonifiantes en diable !... le marché en main !
Pourquoi ils s'étaient disputés
Achille, Gertrut ?... d'abord ?... on savait
plus... ça remontait trop loin... pour un cheval ?...
pour une comédienne ? on savait plus... maintenant
c'était pour l'édition... autrefois, y avait eu
témoins... et duels !... maintenant c'était pour les
boutiques !... la question des deux quel qu'aurait le
plus d'auteurs en cave ?... capriceries de vieux dingues
!... je vous ai pas parlé de leurs tronches, les deux...
un moment de vieillerie, plus beaucoup les traits,
l'Epoque qui compte !... ils sont d'avant la " Grande
Roue " ? ou d'après ?... Gertrut de MORNY portait
monocle... et monocle bleu ciel !... il aurait été de la
jaq ? possible !... en plus des filles ?... oh ! riche
?... tout !... mais y avait une expression que vous
reconnaissiez bien l'Achille... son sourire !... sourire
horriblement gêné de vieille chaisière prise sur le
fait, toujours en train de taper dans le tronc...
Gertrut, lui, c'était son monocle... qu'il barre pas
! les grimaces qu'il faisait ! que ses peaux des rides
lui recouvrent pas la vue... Achille, son sourire si
gêné, avait été son puissant charme, vers 1900... " l'
Irrésistible ", on l'appelait... Watteau !...
Fantin-Latour !... " au bazar du Temps "... au fouillis,
tous les vieux articles se ressemblent... monocles,
grimaces, paupières, moumoutes... sourires... vieilles
chaisières... vieux beaux...
(D'un château l'autre, Folio, juillet 1988, p.54).
********************
* MUSYNE.
Parmi ses clientes et
protégées, nombre de petites artistes lui arrivaient
avec plus de dettes que de robes. Toutes, madame Hérote
les conseillait et elles s'en trouvaient bien, MUSYNE
entre autres qui me semblait à moi la plus mignonne de
toutes. Un véritable petit ange musicien, une amour de
violoniste, une amour bien dessalée par exemple, elle me
le prouva.
Implacable dans son désir de réussir sur la terre, et pas au ciel, elle
se débrouillait au moment où je la connus, dans un petit
acte, tout ce qu'il y avait de mignon, très parisien et
bien oublié, aux Variétés. Elle apparaissait avec son
violon dans une manière de prologue impromptu, versifié,
mélodieux. Un genre adorable et compliqué.
Avec ce sentiment que je lui
vouai, mon temps devint frénétique et se passait en
bondissements de l'hôpital à la sortie de son théâtre.
Je n'étais d'ailleurs presque jamais seul à l'attendre.
Des militaires terrestres la ravissaient à tour de bras,
des aviateurs aussi et bien plus facilement encore, mais
le pompon séducteur revenait sans conteste aux
Argentins. Leur commerce de viandes froides à ceux-là
prenait, grâce à la pullulation des contingents
nouveaux, les proportions d'une force
de la nature. La
petite MUSYNE en a bien profité de ces jours
mercantiles. Elle a bien fait, les Argentins n'existent
plus.
D'être amoureux de MUSYNE
si mignonne je pensais que ça allait me douer de toutes
les puissances, et d'abord et surtout de courage qui me
manquait, tout ça parce qu'elle était si jolie et si
joliment musicienne ma petite amie ! L'amour c'est comme
l'alcool, plus on est impuissant et saoul et plus on se
croit fort et malin, et sûr de ses droits. (...)
MUSYNE se trouvait de plus en plus souvent accaparée
par les clients sud-américains. Je finis de cette façon
par connaître à fond toutes les cuisines et domestiques
de ces messieurs, à force d'aller attendre mon aimée à
l'office. Les valets de chambre de ces messieurs me
prenaient d'ailleurs pour le maquereau. Et puis, tout le
monde finit par me prendre pour un maquereau y comprit
MUSYNE elle-même, en même temps je crois que tous
les habitués de la boutique de madame Hérote. Je n'y
pouvais rien. D'ailleurs, il faut bien que cela arrive
tôt ou tard, qu'on vous classe.
J'obtins de l'autorité militaire
une autre convalescence de deux mois de durée et on
parla même de me réformer. Avec MUSYNE nous
décidâmes d'aller loger ensemble à Billancourt. C'était
pour me semer en réalité ce subterfuge parce qu'elle
profita que nous demeurions loin, pour rentrer de plus
en plus rarement à la maison. Toujours elle trouvait de
nouveaux prétextes pour rester à Paris.
MUSYNE finit par ne plus rentrer à notre espèce de foyer
qu'une fois par semaine. Elle accompagnait de plus en
plus fréquemment des chanteuses chez les Argentins. Elle
aurait pu jouer et gagner sa vie dans les cinémas, où
ç'aurait été bien plus facile pour moi d'aller la
chercher, mais les Argentins étaient gais et bien
payants, tandis que les cinémas étaient tristes et
payaient peu. C'est toute la vie ces préférences.
Pour comble de mon infortune
survint le Théâtre aux Armées. Elle se créa
instantanément, MUSYNE, cent relations militaires
au Ministère et de plus en plus fréquemment elle partit
alors distraire au front nos petits soldats et cela
durant des semaines entières. Elle y détaillait, aux
armées, la sonate et l'adagio devant les parterres
d'Etat-major, bien placés pour lui voir les jambes. Les
soldats parqués en gradins à l'arrière des chefs ne
jouissaient eux que des échos mélodieux. Elle passait
forcément ensuite des nuits très compliquées dans les
hôtels de la zone des Armées.
Un jour elle m'en revint toute guillerette des Armées et munie d'un
brevet d'héroïsme, signé par l'un de nos grands
généraux, s'il vous plaît. Ce diplôme fut à l'origine de
sa définitive réussite.
(Voyage au bout de la nuit,
Livre de poche, 1952, p. 80).
***********************
* NELSON.
Elle sent fort le rhum par
exemple !... elle me souffle plein dans le nez...
" Poëp ! Poëp ! Poëp !... " Une voix du fond... une voix d'homme... du
fond de la crèche... je vois pas le sujet...
Elle fait celle qui n'entend rien... C'est une voix vineuse !
" Poëp !... Poëp !... " ça recommence.
Ah ! mais pardon ! Poëp ! Poëp!... ça me dit. C'est du joyeux cri de
ralliement !... Je voudrais le voir le mec... Ça me dit
quelque chose...
- Qui c'est qu'est là ?...
- Oh ! un ami !...
Et puis elle resanglote de plus belle...
- Comment il s'appelle !
- NELSON !...
- NELSON qui ?... NELSON des peintures ? NELSON
Trafalgar ?...
Je brûle. Je vois que ça
l'emmerde bien ma question. Elle est placée en
travers... Je veux passer... Elle referme la lourde,
elle laisse juste entrebâillée... Elle me regarde
mauvaise maintenant... Bon ! Je reste là... quand
même... On reste comme ça l'un devant l'autre.
NELSON je le connaissais bien, si c'était celui que je pense... le
frime aux croquis !... l'asphaltier !... celui des
chromos devant le bassin... juste aux marches de la "
Nationale " pas un garçon intéressant à mon avis... un
nabot aussi comme Mille Pattes, pas plus sympathique,
infirme de naissance et mauvais, cafard, rancuneux, ils
s'en méfiaient au Leicester, ratatiné manches de veste,
il dropait très vite quand même... il tricotait fallait
voir... il arquait tout de biais comme un crabe autour
des croquis... Tout le temps agité autour de ses
œuvres... à plein trottoir, il expliquait aux badauds
les Pyramides, le Niagara... tout son choix... et la
tour Eiffel, le Kremlin ! et le Crystal Palace ! en plus
un six mâts carré ! et le saut de la rivière à Epsom...
aussi une scène d'orgie romaine dans son répertoire avec
dix-huit femmes à poil... tout ça à la craie, celle-là
bien sûr pour connaisseurs... et seulement pour
l'intimité !... aux fins des gueuletons sur la nappe...
Il étalait dans tout Londres
avec sa barbouille entre Charing Cross et Chelsea, mais
son salon principal c'était les dalles de Trafalgar
juste en-dessous du monument... C'est là qu'on le
trouvait d'habitude, entre les pigeons et le bassin...
Moi ce que je piffrais pas chez lui c'était
l'imposture... Il s'annonçait mutilé de la guerre Boër...
Ça n'existait pas ! " Ex-Service Man " sur sa
pancarte... C'était pas vrai... Je trouvais ça un abject
culot... Ça me révoltait moi forcément qu'avais des
titres et des sérieux... Il levait un peu les sacs à
mains pour tout dire... il se défendait pas qu'en
artiste, en barbouilleur-trottoir...
A la sortie des " Museum ", les dames souvent se reposent un peu, elles
admirent la belle perspective, elles laissent leurs
affaires sur un banc, elles sont étourdies, les
demoiselles surtout, NELSON il s'ennuyait pas, il
avait l'œil à la pêche, les pupilles toujours à l'aguet...
J'aurais pas eu confiance en lui - Où il était drôle par
exemple c'était dans les moments de brouillard, quand ça
tombait d'un coup sur Londres le géant édredon, surtout
à partir de l'automne, en plein jour les pois, en plein
midi !...
Il avait pas son pareil pour
conduire les personnes en panne... celles qui se
trouvaient saisies, bloquées en pleine place comme ça,
en plein fog sans savoir plus de quoi, ni comment,
perdues dans la brume... Là il était extraordinaire pour
dépanner les touristes... Une tombée de nuages en pleine
promenade après la visite du musée. C'est toujours un
flot de monde ou presque hiver comme été Trafalgar...
tout l'Empire passe là... forcément... tous les
dominions en visite, et les badauds de tout l'univers...
Que les brumes soufflent de la rivière un fort coup, ça
se trouve tout soudain étouffé, tout blanc, tout opaque,
c'est le désarroi pas ordinaire, ils voient plus leurs
chaussures. Faut les conduire comme des aveugles... Par
la grande avenue Westminster, le brouillard recouvre
toute la ville, en pas cinq minutes... c'est fréquent
dès octobre, novembre... l'ensevelissement blanc...
Du moment c'était son grand boum ! la grande occasion de NELSON,
sur ses petites guibolles, il courait après les
touristes perdus dans les nuées... tâtonnants dans les
becs de gaz... il ramassait tous les hagards, les
vieilles personnes, les effarés, les demoiselles saisies
par la peur qui savaient plus la droite, la gauche...
qu'allaient caramboler partout...
Il rassemblait tout son monde,
ralliait, poulopait, d'un groupe à l'autre ! te les
emmenait tous par la main " Poëp ! Poëp ! " comme ça
jusqu'au prochain métro... leur domicile, même loin dans
Londres... Du moment où le brouillard tombait, il
envoyait aigre son " Poëp ! Poëp ! " sans cesse, tous
les cinq six pas... Il était utile faut convenir, il
rendait des fameux services dans les moments où tout
s'arrête... où tout le trafic s'interrompt où ça devient
si opaque, même dans le centre, même vers les théâtres,
que personne ose plus avancer, que tout stoppe, même les
petites voitures, même les cabs à Piccadilly, que les
coaches veulent plus rien charger, que toute la
foule bute aux trottoirs, ramponne dans les murs...
C'est affreux !...
NELSON retrouvait ce qu'il voulait... par n'importe quel temps !
quelle poix, pluie, cyclone, n'importe quel coin de
Londres... n'importe quel bonhomme, quel objet... Il se
trompait jamais d'une adresse, d'un square, d'une
impasse, il aurait retrouvé tel fantôme d'une buée dans
une autre... à la demande une petite souris dans son
trou.
Il se faisait facile cinq ou six
livres comme ça dans un après-midi sur une sortie par
brouillard... Il ameutait du péristyle tout le paquet :
" Poëp ! Poëp ! any direction ! Toutes les
directions. En avant... "
Il en avait conduit tels quels de toutes les couleurs, vers tous les coins
de Londres, de longues Miss, des gros patapoufs,
d'Afghanistan, du Pérou, de la Chine, Panama, de la
Suède... des collections d'abasourdis, d'effarés dans le
brouillard subit. Il les fauchait un petit peu ?... les
écharpes, les lunettes, les sacs, ça disparaissait de
temps en temps... mais enfin il abusait pas... Comme
guide par exemple impeccable, il les amenait tous à bon
port, Poëp ! Poëp ! à l'exacte adresse ! Il augmentait
bien son casuel avec les coups de brumes. Il plaquait
vite ses chromes aussitôt que ça tournait à l'ouate...
(Le pont de Londres, Folio, 1978, p.54).
************************
* NEUNEUIL.
- Tout de même, lisez-moi
cette lettre ! "
Il y tient !... je regarde d'abord la signature... Boisnières... je
connais ce Boisnières, il a la garde des " allaitantes "
au Fidelis... la pouponnière du Fidelis...
c'est lui qu'empêche qu'il se passe des choses, que ça
se tienne mal, entre femmes à mômes et les " bourmans "
du Fidelis... ils sont au moins trois cents flics
répartis en quatre chambrées, deux étages du Fidelis,
flics de toutes les provinces de France, qu'ont
absolument plus rien foutre, repliés de toutes les
Préfectures... Boisnières dit NEUNEUIL est de "
garde à la pouponnière "... policier de confiance !... "
que personne pénètre ! " NEUNEUIL et ses fiches
!... il a un fichier : trois mille noms ! il y tient
comme à sa prunelle !... les fifis lui ont pris l'autre
œil, combat au maquis ! vous dire s'il peut être de
confiance !... je veux pas lire sa lettre, j'ai pas le
temps !... je connais un peu le Boisnières NEUNEUIL
! sûr il dénonce encore quelque chose... quelqu'un !
peut-être moi ?... je le connais ! un fastidieux...
borgne, galeux à furoncles, et " service-service "...
" Il dénonce encore quelqu'un ?
- Oui, Docteur ! oui ! moi !
- A qui ?
- Au Chancelier Adolphe Hitler !
- Tiens ! c'est une idée !...
- Qu'il m'a vu partir en auto ! moi ! partir aller pêcher la truite au
lieu de surveiller les Français... je ne nie rien,
Docteur ! remarquez ! c'est un fait ! je suis coupable !
NEUNEUIL a raison ! mais vous ne voulez pas lire
cette lettre ?
(...) Il va à la porte, il
l'ouvre... il va à la rampe, il se penche... et à voix
forte...
" Hier !... Monsieur Boisnières ! Monsieur Boisnières n'est pas là
?
- Si ! Si ! Commandant ! me voici !... je monte !... "
En fait, il arrive !... il est là...
" Entrez !... vous êtes bien Boisnières dit NEUNEUIL ?
- Oui, Commandant !
- Regardez-moi alors en face ! bien en face !... vous avez bien écrit
cette lettre ?
- Oui, Commandant !
- A qui vous l'avez envoyée ?
- Vous avez l'adresse, Commandant ! "
Oh ! pas intimidé du tout !...
" Je n'ai fait que mon devoir, Commandant !
- Eh bien moi, monsieur Boisnières, je vais faire le mien !... dit
NEUNEUIL !... regardez-moi bien en face ! là ! bien
en face ! "
Pflac !... Pflac !... deux alors de ces sérieuses baffes que le
NEUNEUIL en est comme soulevé !... son bandeau vole
!... arraché !
" Voilà moi, ce que je pense !... Monsieur Boisnières dit NEUNEUIL !...
en plus, et j'ajoute, je pourrais vous faire corriger
bien plus !... et vous le savez !... et je le fais pas !
vous corriger une fois pour toutes ! misérable canaille
!... ah ! je gaspille l'essence ?... ah ! je sabote la
Luftwaffe !... je ne gaspillerai pas une petite balle
pour vous faire taire, monsieur NEUNEUIL ! pas un
nœud de la corde !... vous valez pas un nœud de la corde
! rien ! sortez ! sortez ! foutez-moi le camp ! et que
je vous revois plus ! plus jamais ! si je vous revois
jamais ici, je vous fais noyer ! je vous fais aller voir
les truites ! partez ! partez ! et au galop ! tout de
suite ! à Berlin !... prenez votre lettre !...
NEUNEUIL !... la lâchez pas ! NEUNEUIL !...
vous la ferez lire au Führer lui-même ! à Berlin ! au
galop ! Monsieur NEUNEUIL ! los ! los !
(D'un château l'autre, Poche, 1968, p. 296).
************************
* Mme NIÇOIS
Pourquoi moi, dites,
j'aurais confiance ? Je me méfie pas de Mme NIÇOIS...
c'est peut-être un tort ? entre autres malades... de
Mme NiCOIS, non !... aucun danger... vraiment
l'inoffensive personne... mais les gestes !... quels
gestes !... elle fait plus de gestes que mon ivrogne...
elle me menace pas, non !... elle me brandit pas de
flacon sous le nez... mais elle s'agite pour se
rattraper... à la grille !... à tout !... à un fusain...
à n'importe quoi... elle oscille... elle sait plus...
elle est absente pour ainsi dire... de plus en plus
faible... elle se souvient plus de mon sentier... elle
se trompe... oh ! mes chiens la gênent pas elle... elle
les entend pas !... elle y voit pas beaucoup non plus...
vous dire son état !... eh bien !... croyez-moi, ce qui
la gêne, c'est que je la fasse pas payer...
Je vous dis donc Mme NIÇOIS
se perd dans les sentiers... du Bas Meudon à chez moi...
elle est partie vers Saint-Cloud, des voisins l'ont
rattrapée... partie presque au Pont !... ils se
demandaient où elle allait ? elle demeure Place
ex-Faidherbe parallèle à la route d'en bas, Vaugirard
prolongée... de chez elle on voit très bien l'eau,
la Seine... le quai tout de suite !...
[...] Je dois dire égoïstement que ça m'arrangeait pas du tout de
descendre chez Mme NIÇOIS... et les chiennes ?...
je les enfermais au grenier, bouclais !... ouiche ! je
les voyais cassant les carreaux et se jetant sur Mme
NIÇOIS !... oui du " troisième " !... oui !
parfaitement !... elles en piquaient crises et folies de
me la déchirer !... Mme NIÇOIS faisait trop de
gestes... à se rattraper partout... à tout... à rien...
tout de suite à l'air... elle titubait... tournoyait
!... elle avait de la feuille au vent... elle devait
plus sortir de chez elle !... je lui avais assez
répété ! dit... je lui donnais le bras pour la
reconduire !...
[...] Donc, je descends chez
Mme NIÇOIS... mais je me méfie, je le répète... les
gens du quai me sont hostiles... quantités de raisons...
patati... patata... la façon que je suis habillé... d'un
!... les commentaires des affiches... deux !... ma
gratuité, mon " pas de bonne ", " pas de voiture ",
boîte à ordures, les commissions, etc. Vraiment je peux
descendre qu'à la nuit... je descends par le " sentier
des Bœufs " avec un chien... plutôt deux...
[...] Donc, Mme NIÇOIS sur son lit... J'ai terminé mon pansement...
je viens à lui parler de choses et d'autres... que les
grands froids sont finis !... bientôt les lilas !... on
a assez gelé !... bientôt les jonquilles !... le
muguet... cet hiver fut exceptionnel, tous les records
!... je ramasse mes cotons... elle me demande un
rouleau... que je lui laisse... voilà !...
Tout en bavardant, je rangeais
mon petit matériel... oh ! mais j'oubliais !... la
piqûre !... il la lui fallait... 2 cc. de morphine !
elle s'endormirait... je m'en irais... j'injecte mes 2
cc... et je regarde dehors... au carreau, là !...
j'accuse les autres d'être des voyeurs... en fait !...
en fait !... qu'est-ce que je tiens !... le mateur fini
!... j'aime pas être regardé du tout !... mais moi,
pardon ! horrible ! j'avoue !... n'importe où je me
trouve... là, c'était fatal, les lumières dehors !... je
regarde... le loin... la Seine... Mme NIÇOIS va
s'endormir... elle me répond plus... cette fenêtre donne
je vous ai dit presque sur la place ex-Faidherbe... le
quai, en somme... il fait encore assez froid... nous
sommes en mars... il fait nuit... on voit le quai... je
le vois, moi !... sûrement Mme NICOIS le voit pas...
d'abord elle dort... je vois même des allées et venues
de personnes... des gens qui chargent une péniche ?...
(D'un château l'autre, Folio, juillet 1988, p. 90).
***********************
* NORMANCE.
Ah, les NORMANCE !... le
gros... sa femme... nos voisins... ils tentent aussi...
ils dérapent... ils déboulent... ils remontent ! ils
roulent à l'envers ! ils savent pas encore prendre les
secousses ils se font rehausser de quatre marches !...
pourtant lui il
pèse
quelque chose !... 160 kilos... il me l'a dit, il m'a
consulté pour maigrir... avec les actuelles
restrictions, on aurait cru qu'il aurait pu... non !...
160 kilos, c'est du lest !... eh bien, il peut pas
descendre... il remonte !... il est reboulé ! un choc !
un autre ! la pesanteur renversée, voilà un effet de
cyclone !... sa femme c'est la nature fluette elle tient
que par lui ! à son cou ! toute seule, fétu, elle serait
partie, envolée depuis belle ! vous croiriez : il va
l'écraser !... un ramponneau ! vrraouf !... la raplatir
!... non ! non !... non !... l'éléphant précautionneux,
voilà NORMANCE, je le vois là... tous les chocs
pour lui !...
- André ! André ! me lâche pas !...
Elle a peur quand même !... ils s'entendent
admirablement !... y a pas de question qu'il la lâche !
ils font qu'un, comme nous deux Arlette... mais lui
autre chose comme carrure ! je voudrais avoir son
ampleur, son poids, sa panne ! ça fait plus de 160,
c'est certain ! 180, je dirais !... peut-être 200... il
avoue pas, il bouffe comme dix !... comme vingt !... il
est comme tous, ils mentent tous ! lui il ment pour 200
kilos ! ah, 160 ?... 166 ? pour qui qu'il me prend ? je
le vois, je le regarde... il est mandataire... broum
!... aux Halles ! alors ?... aux volailles !... mais pas
que la volaille qu'il s'empiffre !... c'est sa femme, sa
petite volaille !... lui il engloutit sûrement deux
gigots par jour ! trois gigots ! le poids ! vous pensez
! " mandataire " ! je voudrais pas qu'il nous carambole
! ça serait fini, Lili, moi... même sa femme tremble...
- André bouge plus !... André bouge
plus !... Elle est loin d'aux anges ! C'est pas lui qui
bouge, c'est l'immeuble ! même mettons deux cents kilos
! qu'il pèse les deux cents... il peut pas lutter !...
il remonte, il rebrousse ! il est pris en tempête comme
nous... y a les éléments ! c'est autre chose qu'un
hippopotame ! mille kilos, fétu, pour les éléments ! il
prend mal la houle... il va foutre !... cet affolement
de sa petite conne !... - André, bouge pas ! C'est
pas bouger qu'il faut ! c'est prendre le choc juste ! -
Bouge plus chéri ! bouge plus chéri ! Elle croit que
c'est lui qui fait l'orage !... il tamponne les murs,
c'est tout !... faut que je la détrompe ! niaise
mauviette !
(Féerie pour une autre fois II, folio,
Gallimard, 1954, p.95).
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*
COLONEL O'COLLOGHAM .
Nous voilà donc dans l'atelier.
Je voyais ces fameux ustensiles, des masques et des
masques... Y en avait partout, des petits, des gros, des
incroyables de dimensions et d'aspect. Tous les
biscornus, les loupés, les réussis, les camouflés, à
clapets, à tuyaux, à cordes, toutes les trouvailles du
COLONEL, pour tous les genres, les dimensions, un
carnaval de quincaillerie... Casques et masques de
toutes époques, équipés pour la guerre des gaz. En
carton, en cuivre, en nickel, tous les dangers. Armes et
jouets ! toutes les coiffures pour l'enfer, la course au
fond des abysses ! Trois énormes scaphandriers pour les
pressions océanes. Toute une armoire de petits toquets
du genre Henri III, emplumés, avec voilettes tamis de
tulle, filtre contre les gaz, très coquets. Le
COLONEL pensait à tout. Un nom de Dieu foutu
désordre !
Je tombais
toujours sur des cochons ! Les établis disparaissaient
sous cinq six épaisseurs d'outils de toutes natures et
calibres. Sosthène farfouillait là au fond, provoquait
des avalanches à chasser le petit tournevis ! Toute la
camelote taradaboum ! croulait jusqu'à l'escalier
! des torrents de ferrailles ! Alors ces gueulements !
A la grande porte de l'atelier,
tout à fait en l'air c'était écrit en lettres rouges : "
Sniff and die ! Renifle et meurs ! " Il me
faisait remarquer la devise comme ça tout réjoui, tout
marrant le COLONEL O'COLLOGHAM... ça l'amusait
bien !... Il se pliait tout seul !... " Hi ! Hi !...
Sniff and die !... " Le COLONEL avait choisi
pour son propre compte un modèle toile " museau d'étoupe
" imprégné à trois solutions absolument neutralisantes
dont il ne donnerait la formule qu'après les épreuves et
seulement au roi en personne... Ce système pour
connaisseur muait les gaz les plus toxiques, les plus
pervers foudroyants, en inhalations anodines,
ozonigénées voire toniques dès la quinze ou vingtième
bouffée, réglable au surplus par virole et automatique
selon la densité du nuage et le caractère des efforts,
dosé à tant pour le cycliste, tant pour le nageur, tant
pour le piéton, le réglage milli-pneumatique, l'idéal
évidemment, le rêve de tous les ingénieurs depuis le
Congrès pneumatique, Amsterdam mars 1909.
Ils allaient en roter un peu les
gentlemen de la Wickers ! Le COLONEL leur
apportait non pas une mais vingt solutions au problème
du milli-dosage ! son protocole en faisait foi ! On se
rend un peu compte !
(Guignol's band I et II, folio,
p.384).
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* ODILE POMARÉ.
- Pas de Français ?... Keine
Franzosen ?
Je parle fort, zut !... assez de chuchoteries...
- Ja !... ja !... eine Dame !
Tout de même un qui ose, qui répond ! où peut être cette dame ?
Ils vont la chercher... elle est aussi sur une plate-forme ?... sous un
repli de bâche ?... ils mettent du temps à la trouver...
ah, la voici !... mais elle n'est pas du tout en
loques... presque coquette, je dirais... comment se
fait-il ?... nous autres sommes foutus comme quatre
sous... en puzzle de morceaux de bâches... épouvantails
!... mais cette demoiselle sort d'où ?... le mieux que
je lui demande...
- J'ai bien l'honneur, mademoiselle !
Elle me fait l'effet demoiselle...
- Je vous présente ma femme et notre ami... Felipe !... moi-même et tous
mes respects... Louis Destouches... docteur en
médecine...
- Comme vous me faites plaisir docteur !... Madame je veux vous embrasser
!... si vous voulez bien !...
- Certainement !... certainement !...
Le nom de cette demoiselle...
ODILE POMARÉ... elle se présente bien mieux que
nous, je veux dire les atours, robe, corsage, petit
bonnet de fourrure, tour de cou, mais comme mine elle
est sûrement pire... consomptive je dirais... cette
petite rougeur aux pommettes... maigre et fiévreuse...
décharnée... je fais pas de réflexion mais elle a l'air
gravement malade... j'ai pas à demander, tout de suite
elle toussote, pour moi sans doute, elle veut me
montrer, dans son mouchoir...
- Oui... oui... souvent ?
- Depuis un mois, souvent... mais déjà en France...
D'où vient-elle, là tout de suite ? de Breslau !... tiens !... [...] oui !
enfin, j'écoute... que faisait-elle à Breslau cette
demoiselle crachoteuse ? lectrice à l'Université !... oh
! oh !... quels titres ?... agrégée d'Allemand !... et
de la Sorbonne !... fariboles tout ça je pense ! mais
cette locomotive là-haut la voit-elle ?... qu'elle me
réponde ! sacrebleu !... tout de suite !
[...] Mlle ODILE ?... je
suis pas sûr, c'est peut-être Madame ? tant pis !...
elle est agrégée d'allemand ?... pas sûr non plus !...
lectrice de français à Breslau ? hin !... hin !... enfin
elle raconte des choses... et quels avatars !... ils lui
auraient dit de s'en aller, que les Russes étaient aux
portes et que ça serait terrible !... bon !
vraisemblable !... mais c'était pas tout ! " prenez ces
quarante-deux enfants... partez pas sans eux !... " de
ces quarante-deux combien lui restaient ? douze ?...
treize ?... elle croyait... elle ne savait plus... cette
demoiselle ODILE tousse beaucoup... et crache...
je la regarde pas [...] pensez cette demoiselle ODILE
d'Aix-en-Provence et Breslau en route avec ses mômes
crétins... combien j'ai dit ? quatorze ou seize !... en
wagon réservé spécial... qu'est-ce qu'elle avait fait
des autres mômes ? ils étaient morts de rougeole ?...
elle croyait, on lui avait dit à Chemnitz, en passant,
le médecin de la " Croix-Rouge "...
(Rigodon, Folio, octobre 1988, p. 186).
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* Raoul
ORPHIZE.
" Ah ! Céline !... Céline !...
cher Céline !... c'est vous que je cherchais !... "
J'allais enfin pouvoir sortir... plus personne sur le
palier... tous à la brasserie... " Ah ! Céline... Céline
!... " Je dis : voilà le louf !... et pas tout seul...
avec une dame... une jeune dame... ils montent me
voir... je les fais entrer... " Céline !... Céline !...
j'ai besoin de vous !... je sors de chez Brinon
!... il est d'accord !... c'est vous, le scénario !
c'est vous qui me le ferez !... moi, les dialogues, bien
entendu !... c'est entendu !... je sors de chez Laval,
il est d'accord ! je suis le producteur, metteur en
scène ! n'est-ce pas ? vous êtes d'accord ?...
l'appareil nous vient de Leipzig !... les Russes sont
d'accord, ah ! l'autorisation des Russes, vous n'avez
pas idée, Céline ! enfin je l'ai ! "
Il se frappe la poitrine... sa poche... la
poche où est son portefeuille, l'autorisation... Sa dame
là... sa femme sans doute... a pas dit mot... elle le
laisse parler... et qu'il parle !... une véhémence, un
débit, qu'il reste pas en place !... d'un pied sur
l'autre... piétine ! - " Oh ! pardon !... pardon Céline
!... j'oubliais ma femme !... notre vedette !... c'est
elle, n'est-ce pas ?... que je vous présente !... Odette
Clarisse ! - Bonjour, madame ! "
Je l'avais pas tellement regardée, elle...
mais son chapeau !... un bibi pas mal... panama à
fleurs... et voilette... vous vous rendez compte ?...
une voilette ?... au moment où nous en étions ?...
l'Allemagne au moment, une voilette ! - " Odette sera la
vedette du film !... c'est entendu !... Brinon est
d'accord ! - Oh ! parfait ! parfait ! - Odette, dit
bonjour à Mme Céline !..." Elle est pas vilaine cette
petite... je la regarde mieux... elle est habillée en
vedette... vedette de l'époque, mi-Marlène,
mi-Arletty... jupe très moulante... le sourire aussi...
Trouver un chapeau en fleurs, et une voilette, des
souliers crocro, le sac idem, des bas de soie fins, dans
l'Allemagne en feu !... ç'avait dû être une entreprise
!... saper cette mignonne !... que dans toute
l'Allemagne, au moment, vous trouviez pas une épingle à
cheveux !... où il avait trouvé tout ça ?... et ramener
sa vedette de Dresde ?... et pas qu'elle !... sapés tous
les deux !... lui velours à côtes, culotte de cheval,
sweater col roulé, leggins, tatanes triples semelles !
l'énigme, je vous dis !... et cirés, brossés !...
impeccables... lui !... elle !... prêts pour tourner...
Je le connaissais lui, du Fidelis, je
l'avais soigné pour sinusite... maintenant là,
complètement guéri ! force de la nature !...
impeccable... Raoul... son nom... Raoul
ORPHIZE... il était parti pour Dresde... lieu de
rassemblement des artistes, brûlé entre-temps, 200 000
morts... ils sortaient de Dresde pour Munich... et puis
Leipzig... puis revenu à Dresde... Dresde en cendres !
tourner à Siegmaringen... oh ! il l'avait pensé son film
!... séquences, rythme !... j'avais plus qu'à suivre ses
idées, sa construction filmo -technique... " les scènes
de la vie quotidienne à Siegmaringen " Brinon au travail
!... l'imprimerie et la rédaction du journal La
France, les rédacteurs au travail... " Radio-Siegmar
" en émission ! la cabine, les opérateurs... et la
Milice à l'exercice !... et moi, à ma consultation !
Pétain, sa promenade... les enfants aux jeux !... et les
pères, les mères, jouant aussi, aux boules ! tous dans
la joie ! la très belle humeur ! Kraft durch Freude !
toujours ! toujours !... la joie !
- " D'où toute cette élégance, ORPHIZE
? " Je peux pas m'empêcher de lui demander... - " Par
parachutages, Céline ! " Le marle !... j'insiste pas...
(CA, folio, p.310).
**************************
* CAPITAINE ORTOLAN.
Si vous l'aviez vu,
messieurs ! Quel assaut ! l'appuyait le capitaine
ORTOLAN.
C'était dans l'escadron d'ORTOLAN que ça venait
de se passer.
- Je n'ai rien perdu de l'affaire ! Je n'en étais pas
loin ! Un coup de pointe au cou en avant et à droite
!... Toc ! Le premier tombe !... Une autre pointe en
pleine poitrine !... A gauche ! Traversez ! Une
véritable parade de concours, messieurs !... Encore
bravo, Sainte-Engence ! Deux lanciers ! A un kilomètre
d'ici ! Les deux gaillards y sont encore ! En pleins
labours ! La
guerre
est finie pour eux, hein, Sainte-Engence ?... Quel coup
double ! Ils ont dû se vider comme des lapins !
Le lieutenant de Sainte-Engence, dont le cheval avait longuement galopé,
accueillait les hommages et compliments des camarades
avec modestie. A présent qu'ORTOLAN s'était porté
garant de l'exploit, il était rassuré et il prenait du
large, il ramenait sa jument au sec en la faisant
tourner lentement en cercle autour de l'escadron
rassemblé comme s'il se fût agi des suites d'une épreuve
de haies.
- Nous devrions envoyer là-bas tout de
suite une autre reconnaissance et du même côté ! Tout de
suite ! - s'affairait le capitaine ORTOLAN
décidément excité. - Ces deux bougres ont dû venir se
perdre par ici, mais il doit y en avoir encore d'autres
derrière... Tenez, vous, brigadier Bardamu, allez-y donc
avec vos quatre hommes !
C'est à moi qu'il s'adressait le capitaine.
- Et quand ils vous tireront dessus, eh bien tâchez de
les repérer et venez me dire tout de suite où ils
sont ! Ce doit être des Brandebourgeois !...
Ceux de l'active racontaient qu'au quartier, en temps de paix, il
n'apparaissait presque jamais le capitaine ORTOLAN.
Par contre, à présent, à la guerre, il se rattrapait
ferme. En vérité, il était infatigable. Son entrain,
même parmi tant d'autres hurluberlus, devenait de jour
en jour plus remarquable. Il prisait de la cocaïne qu'on
racontait aussi. Pâle et cerné, toujours agité sur ses
membres fragiles, dès qu'il mettait pied à terre, il
chancelait d'abord et puis il se reprenait et arpentait
rageusement les sillons en quête d'une entreprise de
bravoure. Il nous aurait envoyés prendre du feu à la
bouche des canons d'en face. Il collaborait avec la
mort. On aurait pu jurer qu'elle avait un contrat avec
le capitaine ORTOLAN.
La première partie de sa vie (je
me renseignai) s'était passée dans les concours
hippiques à s'y casser les côtes, quelques fois l'an.
Ses jambes, à force de les briser aussi et de ne plus
les faire servir à la marche, en avaient perdu leurs
mollets. Il n'avançait plus ORTOLAN qu'à pas
nerveux et pointus comme sur des triques. Au sol, dans
la houppelande démesurée, voûté sous la pluie, on
l'aurait pris pour le fantôme arrière d'un cheval de
course.
(Voyage au bout de la nuit, Gallimard, Poche, 1952, p.37).
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* COMMISSAIRE PAPILLON.
A peine j'étais devant
notre porte, le 11, un boucan d'en bas !... et des
ordres !... " Laissez passer ! laissez passer ! " comme
quelque chose de lourd qu'on monte... les gens des gogs
y vont pour voir... ils obstruent !... los ! los !
oh ! mais c'est un homme le paquet !... très gros
paquet... des flics qui le montent, le hissent !... là,
ça y est ! il est ficelé !... même enchaîné qu'il est !
et quelles chaînes !... du cou aux chevilles ! il se
sauvera pas !... ah ! mais diable ! j'y suis !... c'est
le Commissaire PAPILLON ! sa tronche ! il est
tellement tuméfié ! l'état !... que presque je l'aurais
pas reconnu !... boursouflé, double ! triple ! comme les
pieds des soldats de la gare ! qu'est-ce qu'ils y
avaient mis ! soigné, les fritz !... je vous ai pas dit,
je le connaissais, ce PAPILLON !... Commissaire
spécial de la Garde d'Honneur du Château... " spécial "
attaché à Pétain... l'aventure !... je voyais, je
comprenais... je suis assez long à comprendre... je veux
comprendre très scrupuleusement... je suis de l'école
Ribot... " On ne voit que ce qu'on regarde et on ne
regarde que ce qu'on a déjà dans l'esprit "... je
l'avais constamment dans l'esprit le Commissaire spécial
PAPILLON !... et depuis bien des mois !... depuis
le moment qu'il m'avait dit : " Vous savez Docteur ! on
y va ! " même c'est la justice à me rendre j'y avais
répondu tac ! net !... " Commissaire vous y perdrez tout
! c'est un piège !... ils vous ramèneront en bouillie !
restez au Château ! " basta !... il en avait fait qu'à
sa tête !... elle était jolie sa tête !... il était pas
le seul sur cette idée de passer en Suisse !... pardi
!... les 1142 l'avaient !...
(...) La façon qu'ils l'avaient
souqué, ficelé, d'abord assommé pour le compte !... il
se tenait joliment tranquille ! dans ses chaînes ! vous
me direz, vous me répèterez, un Commissaire et surtout "
spécial " ... est pas tout à fait un benêt !... tomber
dans tel piège ? même tendu très astucieusement ? oh !
oh ! il doit en connaître un petit bout ! c'est son
métier ! il avait qu'à regarder un peu les dégaines de
ces " passe-frontières " ! ces visages !... comme
fourberie, traîtrise, tares, stigmates, vous auriez dit
des maquillés ! masqués " mi-carême " !... la nature se
donne le mal de vous faire des gens qui portent masques
!
(...) Le Commissaire PAPILLON
savait... par là, qu'il allait !... et pas seul !... pas
seul !... avec l'attendrissante Clothilde !... fatale
Clothilde !... une très, très gentille
douce enfant... enfant ?... enfin, demoiselle ! et
demoiselle de Radio-Paris... speakerine ! la demoiselle
de la " Rose des Vents "... question crimes, vous
pensez, chargée !elle vous avait lu de ces textes !...
microchanté de ces horreurs !... surtout une ! la pommée
horreur !... " De Gaulle, le roi des félons ! poum !
poum ! poum ! "... on comprend qu'elle se soit sauvée,
qu'elle ait pas demandé son reste ! en plus qu'elle
avait un amour ! oui, elle aussi !... qu'elle avait
donné son amour au Grand Pourfendeur de Carthage !... à
travers mille et cent périls elle se met en mal ! elle
le retrouve ! elle fait le voyage Porte
Maillot-Constance, retrouver son grand Pourfendeur !
miracle de l'amour ! mais c'était plus du tout le moment
de le relancer Hérold ! ah ! plus du tout !... il
voulait plus qu'être seul, tout seul, Hérold Carthage !
qu'elle avait traversé maquis, fifis, armée sénégalaise,
Strasbourg ! tout !... et que lui il voulait plus
qu'être seul ! tout seul ! envie de rien ! qu'il avait
Carthage en travers ! et qu'il l'envoie foutre sa
Clothilde !... éplorée Clothilde !... qu'il la refourre
dans le train !
(...) Elle s'était retrouvée sur
la quai, là, sur un banc, pauvrette seulette mignonne,
en panne...avec des centaines comme elle !... des
désemparées, tous les bancs... des congédiées des
usines... des grand-mères... les grand-mères elles, je
vous ai dit, c'était plutôt faire du scandale, grimper à
l'assaut des locomotives, se coucher à travers les
rails... aucune pudeur ! les jeunes étaient encore
coquettes... Clothilde pleurait d'abondance, mais
doucement, très pathétiquement... le Commissaire
PAPILLON passait par là, juste là, " service à la
gare " !... voyant Clothilde, la sympathie
immédiate !... pourtant quantité d'autres jeunes femmes,
aussi en détresse que Clothilde, étaient là, par là sur
les bancs... mais Clothilde, tout de suite ! tout de
suite ! il avait plus vu que Clothilde !... le cœur :
pan ! pan ! qu'elle veuille ou non, il avait fallu
qu'elle goûte à sa propre gamelle !... pas dit trois
mots !... quatre mots !... qu'il lui avait juré l'amour
!... sa vie pour elle !... et PAPILLON avait rien
de ces petits sauteurs, prometteurs de Lune ! non !...
non !... pas dit quatre mots qu'ils s'étaient échangé
serment de ja... ja... jamais croire à rien qu'à leur
force d'amour et tendresse et la sublimité de leurs âmes
!... vous dire, je vous dit tout, que tout était pas que
viles étreintes, vautreries de corps, amalgames impies,
sur ces quais et sous ces tunnels...
(...) On plaignait surtout
Clothilde... " la pauvre petite !... la pauvre petite
!... " pas tant lui !... lui, qui l'avait entraînée !...
bel et bien !... l'irréfléchi, l'impulsif, lui !...
l'opinion des dames !... elle, qu'était à plaindre, pas
tant lui !... sans lui elle serait restée là... lui,
l'idiot !... le dangereux saucisson !... un flic,
d'abord !... et tâter de la frontière suisse ? ah ! là !
là !... il devait être un peu au courant !... tout de
même, il semble ! fallait être bourrique et si con aller
se foutre en un tel guêpier !... la preuve !... la
preuve !... y regarder la tronche !... le
téméraire-risque-tout-nouille !... bien sûr qu'il
s'était fait cueillir !... nave !... la pauvre mignonne
! elle, la pauvre mignonne !... on plaignait qu'elle
!... " aux peupliers ! aux peupliers ! " qu'elle
arrêtait pas de gémir, la pauvre mignonne... tendre
frêle victime... la dérouillade aux peupliers était pas
pour moi une surprise... pour Marion non plus !... il y
avait été lui-même, l'endroit même !... reconnaître les
peupliers, le ruisseau qu'était la frontière... certes,
la reconnaissance très risquée !... il y avait été un
dimanche... le dimanche, polices, S.A., Helvètes,
maquis, bouffent énormément, pintent, et ronflent !...
vous avez une chance d'être inaperçu... bien que ?...
bien que ?... les clebs ?... il y avait été, et avec la
carte !... la carte au crayon, le " tracé " à la main...
où passait exactement le fameux ruisselet-frontière...
entre le sixième et septième arbre... il avait rencontré
personne, lui !... une chance !... la chance !... " Je
passais si j'avais voulu ! " ... ça l'aurait avancé à
rien , il était trop connu en Suisse !... tout de même
il avait vu l'endroit ! précisément l'endroit exact où
le passeur les avait menés, PAPILLON Clothilde !
mais eux, fleurs ! pardon ! attendus ! entre le sixième
et septième arbre...
(D'un château l'autre, Poche, 1968, p.265).
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* PARAPINE.
On lui accordait à ce PARAPINE, dans son milieu spécialisé, la plus haute
compétence. Tout ce qui concernait les maladies
typhoïdes lui était familier, soit animales, soit
humaines. Pendant mon stage dans les écoles pratiques de
la Faculté, PARAPINE m'avait donné quelques
leçons de microscope et témoigné en diverses occasions
de quelque réelle bienveillance. J'espérais qu'il ne
m'avait depuis ces temps déjà lointains tout à fait
oublié et qu'il serait à même de me donner peut-être un
avis thérapeutique de tout premier ordre pour le cas de
Bébert qui m'obsédait en vérité.
Décidément, je me découvrais beaucoup plus de
goût à empêcher Bébert de mourir qu'un adulte. On n'est
jamais très mécontent qu'un adulte s'en aille, ça fait
toujours une vache de moins sur la terre, qu'on se dit,
tandis que pour un enfant, c'est tout de même moins sûr.
Il y a l'avenir.
- Mais que vous dirais-je après tout que
vous ne sachiez déjà ! Parmi tant de théories
vacillantes, d'expériences discutables, la raison
commanderait au fond de ne pas choisir ! Faites donc au
mieux allez confrère ! Puisqu'il faut que vous agissiez,
faites au mieux ! Pour moi d'ailleurs, je puis ici vous
l'assurer en confidence, cette affection typhique est
arrivée à me dégoûter au-delà de toute limite ! De toute
imagination même ! Quand je l'abordai dans ma jeunesse
la typhoïde, nous
n'étions
que quelques chercheurs à prospecter ce domaine, et nous
ne pouvions, en somme, aisément nous compter, nous faire
valoir mutuellement... Tandis qu'à présent, que vous
dire ? Il en arrive de Laponie mon cher ! du Pérou !
Tous les jours davantage ! J'ai vu le monde devenir en
moins de quelques ans une véritable pétaudière de
publications universelles et saugrenues sur ce même
sujet rabâché. Je me résigne, pour y garder ma place et
la défendre certes tant bien que mal, à produire et
reproduire mon même petit article d'un congrès, d'une
revue à l'autre, auquel je fais simplement subir vers la
fin de chaque saison quelques subtiles et anodines
modifications, bien accessoires...
Mais cependant croyez-moi, confrère, la
typhoïde, de nos jours, est aussi galvaudée que la
mandoline ou le banjo. C'est à crever je vous le dis !
Chacun veut en jouer un petit air à sa façon. Non,
j'aime autant vous l'avouer, entre autres fadaises, j'ai
songé à l'étude de l'influence comparative du chauffage
central sur les hémorroïdes dans les pays du Nord et du
Midi. Qu'en pensez-vous ? De l'hygiène ? Du régime ?
C'est à la mode ces histoires-là ! n'est-ce pas ? Une
telle étude convenablement conduite et traînée en
longueur me conciliera l'Académie j'en suis persuadé,
qui compte un nombre majoritaire de vieillards que ces
problèmes de chauffage et d'hémorroïdes ne peuvent
laisser indifférents.
Dans la rue, nous dûmes revenir sur nos pas en
vitesse pour chercher ses caoutchoucs qu'il avait
oubliés. Par la longue rue de Vaugirard, parsemée de
légumes et d'encombrements, nous arrivâmes tout au bord
d'une place entourée de marronniers et d'agents de
police. Nous nous faufilâmes dans l'arrière-salle d'un
petit café où PARAPINE se jucha derrière un carreau, à
l'abri d'un brise-bise.
- Trop tard ! fit-il dépité. Elles sont
sorties déjà ! - Qui ? - Les petites élèves du Lycée...
Il en est de charmantes vous savez... Je connais leurs
jambes par cœur... Je ne demande plus autre chose pour
la fin de mes journées... Allons-nous en !Ce sera pour
un autre jour... Et nous nous quittâmes vraiment bons
amis.
(Voyage au bout de la nuit, Folio, p. 281).
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* PAULO.
C'est aux " Puces " même,
que j'ai connu le petit PAULO. Il travaillait
pour sa marchande qu'était deux rangées derrière nous.
Il lui vendait tous ses boutons, le long de l'avenue,
près de la porte, il se vadrouillait dans le marché,
avec sa tablette sur le bide, retenue au cou par une
ficelle. " Treize cartes pour deux sous mesdames !... "
Il était plus jeune que moi, mais infiniment dessalé... Tout de suite on
s'est trouvés copains... Ce que j'admirais moi chez
POPAUL, c'est qu'il portait pas de chaussures rien
que des lattes plates en lisières... Ça lui mordait pas
les arpions... J'enlevais les miennes en conséquence le
long des fortifs, quand on partait en excursion.
Il soldait très vite ses
garnitures, les douzaines de treize, on avait pas le
temps de les regarder, les os et les nacres... On était
libres après ça.
En plus il avait un condé pour se faire des sous. " C'est facile " qu'il
m'a expliqué... Dès qu'on a plus eu de secrets. Dans le
remblai du Bastion 18 et dans les refuges du tramway
devant la Villette, il faisait des petites rencontres,
des griffetons qu'il soulageait et des louchebems. Il me
proposait de les connaître. Ça se passait trop tard pour
que moi j'y aille... Ça pouvait rapporter une thune,
parfois davantage.
Derrière le kiosque à la
balance, il m'a montré, sans que je lui demande, comment
les grands ils le suçaient. Lui POPAUL il avait
de la veine, il avait du jus, moi il m'en venait pas
encore. Une fois il s'était fait quinze francs dans la
même soirée.
Pour m'échapper, il fallait que je mente, je disais que j'allais chercher
des frites. POPAUL, ma mère le connaissait bien,
elle pouvait pas le renifler, même de loin, elle me
défendait que je le fréquente. On se barrait quand même
ensemble, on vadrouillait jusqu'à Gonesse. Moi je le
trouvais irrésistible... Dès qu'il avait un peu peur il
était secoué par un tic, il se tétait d'un coup, toute
la langue, ça lui faisait une sacrée grimace. A la fin
moi je l'imitais, à force de me promener avec lui.
(...) POPAUL, je le
croyais régulier, loyal et fidèle. Je me suis trompé sur
son compte. Il s'est conduit comme une lope. Il me
parlait toujours d'arquebuse. Il amène un jour son
fourbi. C'était un gros élastique monté, une espèce de
fronde, un double crochet, un truc pour abattre les
piafs. Il me fait : " On va s'exercer ! Après, on
crèvera une vitrine !... Y en a une facile sur
l'Avenue... Après on visera dans un flic !... " Gu !
voilà ! C'était une idée ! On part du côté de l'école.
Il me dit : " On va commencer là !... " Les classes
juste venaient de sortir c'était commode pour se barrer.
Il me passe encore son machin... Je le charge avec un
gros caillou. Je tire à fond sur le manche... A bout de
caoutchouc... Je fais à POPAUL : " Vise donc
là-haut ! " et clac ! Ping !... Patatrac !... En plein
dans l'horloge !... Tout vole autour en éclats... J'en
reste figé comme un con. J'en reviens pas du boucan que
ça cause... le cadran qui éclate en miettes ! Les
passants radinent... Je suis paumé sur place. Je suis
fait comme un rat... Ils me tiraillent tous par les
esgourdes. Je gueule : " POPAUL ! "... Il a fondu
!... il existe plus !...
Ils me traînent jusque devant ma
mère. Ils lui font une scène horrible. Il faut qu'elle
rembourse toute la casse, ou bien ils m'embarquent en
prison. Elle donne son nom, son adresse... J'ai beau
expliquer : " POPAUL " !... Il s'abat sur moi
tellement de gifles que je vois plus ce qui se passe...
A la maison, ça recommence, ça repique en trombe...
C'est un ouragan... Mon père me dérouille à fond, à
pleins coups de bottes, il me fonce dans les côtes, il
me marche dessus, il me déculotte. En plus, il hurle que
je l'assassine !... Que je devrais être à la Roquette !
Depuis toujours !... Ma mère supplie, étreint, se
traîne, elle vocifère " qu'en prison ils deviennent
encore plus féroces ".
Je suis pire que tout ce qu'on imagine... Je suis à un poil de
l'échafaud. Voilà où que je me trouve !... POPAUL
y était pour beaucoup, mais l'air aussi et la
vadrouille... Je cherche pas d'excuses...
(Mort à
crédit, Gallimard, 1990, p.117).
************************
* PICPUS.
Je nous vois à poil sous très
peu... dans l'ébullition de la plate-forme... Providence
!... un petit homme passe, reconnaît Le Vigan...
" Mais c'est vous ! bien vous, Le Vigan ? "
Le Français à petite deffe, dans la trentaine, et à mégot...
" Tu viens ici pour travailler ?
- Oui ! oui ! oui !... T.O. !
- Moi aussi, obligatoire ! qu'est-ce qu'ils ont comme
crime !... mais c'est pas pour long, les paffes !...
t'es d'un réseau ?
- Pas encore !... mais on va s'y mettre !
- Tous les trois ?
- Oui, tous les trois !... "
La Vigue a la présence d'esprit... l'homme à la deffe nous dit tout...
entre les gueulements...
" Je m'appelle PICPUS, dis ! tutoye-moi !...
qu'est-ce qu'on leur met ! déjà sept usines que je
gratte ! une robinetterie, la dernière !... PICPUS,
de Boulogne, tu te rappelleras ?... ils me virent, je me
fais rembaucher !... je vais à Magdebourg, une fabrique
de tuiles, dis, ils ont besoin ! là, on sera quatre du
même gang ! qu'est-ce qu'on va leur mettre ! demande à y
aller !... lui aussi !... ta femme aussi !...
(...) Mais voilà des mômes qui
rappliquent... une autre meute d'Hitlerjugend !
cette horde très méchante... excitée ! ils sont au moins
une centaine...
" Vous êtes cons de vous occuper d'eux ! baffes dans la gueule ! "
D'autor PICPUS rentre dans le tas... pflag, il y va ! hardi
! et encore beng ! dans la danse ! qu'ils brament
Hitlerjugend !... comme il dompte tout ça PICPUS
!... tout le quai !... comme il y va !... et à la
beigne !... coups de pieds aux miches !... " petits
enculés " qu'il les traite... harangue, en plus !... il
les défie !
" Vous avez pas vu que c'est La Vigue ?... l'artiste résistant ? vous le
connaissez pas ? fiotes foireux ! "
Qu'ils sachent un peu qui ils s'en prennent ! morves-au-nez ! on peut
dire qu'il risque que ça tourne mal... que les deux
plates-formes en aient assez d'être injuriées... va
foutre ! encore plus fort qu'il gueule !
" Le Vigan, regardez-le bien ! l'héros et artiste !... lui aussi !... elle
aussi !... "
Nous deux !... moi, Lili !... y a plus qu'à saluer les deux quais.
" Ecoutez bien !... écoutez bien, tous !... ils viennent dérailler les
trains ?... cons finis !... ils viennent pour votre
libération !... brutes aveugles !
- Bravo ! bravo ! "
Ça répond bien... les deux quais... PICPUS a retourné l'opinion...
de cette foule des deux quais qu'était prête à nous
foutre en miettes... maintenant là, de PICPUS,
ils nous voyaient trois héros de l'air !... on lui
devait la chandelle PICPUS !... il avait dompté
le soulèvement !...
(Nord, Folio, Gallimard, 1988, p.103).
***********************
* PIERRE.
Cette expulsion du fœtus
n'avance pas, le détroit doit être sec, ça ne glisse
plus, ça saigne encore seulement. Ça aurait été son
sixième enfant. Où est le mari ? Je le réclame.
Fallait le trouver le mari pour pouvoir diriger sa femme sur l'hôpital.
Une parente me l'avait proposé de l'envoyer à l'hôpital.
Une mère de famille qui voulait tout de même aller se
coucher elle, à cause des enfants. Mais quand on a eu
parlé d'hôpital,
personne alors ne fut plus d'accord. Les uns en
voulaient de l'hôpital, les autres s'y montraient
absolument hostiles à cause des convenances. Mais
c'est le mari, moi, pour ma part, que je désirais qu'on
retrouve pour pouvoir le consulter, pour qu'on se décide
enfin dans un sens ou dans l'autre. Le voilà qui se met
à surgir d'un groupe, plus indécis encore que tous les
autres le mari. C'était pourtant bien à lui de décider.
L'hôpital ? Pas l'hôpital ? Que veut-il ? Il ne sait
pas. Il veut regarder. Alors il regarde. Je lui découvre
le trou de sa femme d'où suintent des caillots et puis
des glouglous et puis toute sa femme entièrement, qu'il
regarde. Elle qui gémit comme un gros chien qu'aurait
passé sous une auto. Il ne sait pas en somme ce qu'il
veut. On lui passe un verre de vin blanc pour le
soutenir. Il s'assoit.
L'idée ne lui vient pas quand
même. C'est un homme ça qui travaille dur dans la
journée. Tout le monde le connaît bien au Marché et à la
Gare surtout où il remise des sacs pour les maraîchers,
et pas des petites choses, des gros lourds depuis quinze
ans. Il est fameux. PIERRE qu'il s'appelle. On
l'attend. " Qu'est-ce que tu en penses toi PIERRE
? " qu'on lui demande tout autour. Il se gratte et puis
il va s'assoir PIERRE, auprès de la tête de sa
femme comme s'il avait du mal à la reconnaître, elle qui
n'en finit pas de mettre au monde tant de douleurs, et
puis il pleure une espèce de larme PIERRE, et
puis il se remet debout. Alors on lui repose encore la
même question. Je prépare déjà un billet d'admission
pour l'hôpital. " Pense donc un peu, PIERRE ! "
que tout le monde l'adjure. Il essaie bien, mais il fait
signe que ça ne vient pas. Il se lève et va vaciller
vers la cuisine en emportant son verre. Pourquoi
l'attendre encore ? Ça aurait pu durer le reste de la
nuit son hésitation de mari, on s'en rendait bien compte
tout autour. Autant s'en aller ailleurs.
************************
*
LE COMMANDANT PINÇON.
Au chef d'Etat-major, avec ses quatre
galons, ce souci du confort donnait bien du boulot. Les
exigences ménagères du général des Entrayes l'agaçaient.
Surtout que lui, jaune, gastritique au possible et
constipé, n'était nullement porté sur la nourriture. Il
lui fallait quand même manger ses oeufs à la coque à la
table du général et recevoir en cette occasion ses
doléances. On est militaire ou on ne l'est pas.
Toutefois, je n'arrivais à le plaindre parce que c'était
un bien grand saligaud comme officier. Faut en juger.
Quand nous avions donc traîné jusqu'au soir de chemins
en collines et de luzernes en carottes, on finissait
tout de même par s'arrêter pour que notre général puisse
coucher quelque part. On lui cherchait, et on lui
trouvait un village calme, bien à l'abri, où les troupes
ne campaient pas encore et s'il y en avait déjà dans le
village des troupes, elles décampaient en vitesse, on
les foutait à la porte, tout simplement ; à la belle
étoile, même si elles avaient déjà formé les faisceaux.
Le village c'était réservé rien que pour
l'Etat-major, ses chevaux, ses cantines, ses valises, et
aussi pour ce saligaud de commandant. Il s'appelait PINÇON
ce salaud-là, le commandant PINÇON.
J'espère qu'à l'heure actuelle il est bien crevé (et pas
d'une mort pépère). Mais à ce moment-là, dont je parle,
il était encore salement vivant le PINÇON. Il
nous réunissait chaque soir les hommes de la liaison et
puis alors il nous engueulait un bon coup pour nous
remettre dans la ligne et pour essayer de réveiller nos
ardeurs. Il nous envoyait à tous les diables, nous qui
avions traîné toute la journée derrière le général. Pied
à terre ! A cheval ! Repied à terre ! Comme ça à lui
porter ses ordres, de-ci, de-là. On aurait aussi bien
fait de nous noyer quand c'était fini. Ç'eût été plus
pratique pour tout le monde.
- Allez-vous-en tous ! Allez rejoindre vos
régiments ! Et vivement ! qu'il gueulait. - Où qu'il est
le régiment, mon commandant ? qu'on demandait nous... -
Il est à Barbagny. - Où que c'est Barbagny ? - C'est par
là !
Cette gueule d'Etat-major n'avait de cesse,
dès le soir revenu, de nous expédier au trépas et ça le
prenait souvent dès le coucher du soleil. On luttait un
peu avec lui à coups d'inertie, on s'obstinait à ne pas
le comprendre, on s'accrochait au cantonnement pépère
tant bien que mal, tant qu'on pouvait, mais enfin quand
on ne voyait plus les arbres, à la fin, il fallait
consentir tout de même à s'en aller mourir un peu : le
diner du général était prêt.
(Voyage au bout de la
nuit, Gallimard, folio, p. 28).
***************************
* PISTIL.
Pistil
Ah ! Puis, je vais vous dire, moi. En rapportant le p'tit major, eh bien,
vous savez, la route 32. Celle qui va chez les
Portugais, celle qu'on a faite avant la saison des
pluies, eh bien, y en a plus de route 32. Elle a
repoussé la route. C'est même devenu un beau jardin... Y
me fait faire des routes et on y passe jamais rien
dessus, y a personne ici... ! Et si on mettait des
allumettes, elles pousseraient, monsieur, elles poussent
d'ailleurs ! Essayez ! Je parie une chose, hein, moi !
c'est que si on laissait une automobile, une
vraie, hein, le long de la route, sur le bord, eh bien !
y pousserait des feuilles sur les pneus, y
redeviendraient des caoutchoucs, c'est une affaire, hein
!
Ça
pousse, ici, c'est pas comme à Bois-Colombes. (Il
chante :) " Je veux revoir ma Normandie ! " ...
Enfin, la route 32, elle existe plus, voilà, et puis que
je me gratte et que j'ai des sacrés boutons, c'est
encore l'eau tiède... Enfin, la route 32, elle existe
plus, voilà. En vérité, faut dire que comme on les fait,
et pour dire qu'on les fait et qu'on n'est pas des
menteurs...
Tandernot
Vous, monsieur PISTIL, sans doute qui lisez la boussole de travers,
vous faites les routes de travers.
Pistil
Ça, au moins, ça donnerait un peu de gaîté au paysage... J'ai bien des
boussoles, mais j'ai pas d'outils : Y paraît que ça
revient trop cher, et des cailloux non plus, j'en ai pas
; ils coûtent trop cher, aussi... Ici, c'est tout
terreau, de la vraie campagne quoi ! Vous savez bien que
c'est ça qui me manque les outils !... Tenez, j'vas vous
les faire montrer, moi, mes outils des Ponts et
Chaussées : y sont là dehors, sur le balcon du Résident
général !
Tandernot, l'arrêtant,
PISTIL, vous êtes plein de rancœur et de fiel, comme tous les
alcooliques et tous les ratés... Vous cherchez mille
prétextes pour remplir mal votre tâche et fuir votre
devoir...
Pistil
Mon devoir, d'accord, je le fais avec un coupe-coupe et deux balais, et
encore faut être juste, le coupe-coupe c'est les
Mamaloutassas qui me le prêtent... Je fais tailler dans
la brousse les arbres au ras du sol ; c'est un peu long,
parce qu'il y en a qui sont larges comme cette
case-ci... Je mets un village tout entier là-dessus, et
j'te cogne... Je les persuade gentiment à l'aide des
tirailleurs que la France me confie...
Ça dure un bon mois rien que pour
un arbre ou deux... Après, on balaie la brousse, et
voilà une bonne route de faite si l'arbre y repousse
pas. Je fais ça depuis vingt ans, je suis un pionnier,
moi, Docteur ! un pionnier ! Je peux le dire et j'en
suis fier !
(L'Eglise, Gallimard, 1952).
*************************
* LEONCE POITRAT.
Je sens le brûlé de
partout ! Une ombre énorme me cache la vue... C'est le
chapeau à LEONCE... Un chapeau de militant... Des
bords si vastes qu'un vélodrome... Il a dû éteindre le
feu... C'est POITRAT LEONCE ! J'en suis sûr ! Il
me filature depuis toujours... Il me cherche ce gars-là
! Il passe à la Préfecture bien plus souvent qu'à son
tour... Après 18 heures... Il est par là, il se dépense,
il milite chez les apprentis, il s'adonne aux
avortements... Je lui plais pas... Je l'indispose. Il
veut ma peau. Il l'avoue...
A la clinique c'est lui le
comptable... Il porte aussi une lavallière. Il me bouche
un côté du sommeil avec son chapeau... La fièvre monte
encore je crois... Je vais éclater... Il est mariole
LEONCE POITRAT, c'est un fortiche aux réunions...
Dans les chantages confédérés il peut hurler pendant
deux heures. Personne le fait taire...
Si on a changé sa motion, il
devient enragé sur un mot. Il gueule plus fort qu'un
colonel. Il est bâti en armoire. Pour la jactance il
craint personne, pour la queue non plus, il bande dur
comme trente-six biceps. Il a un bonheur en acier.
Voilà. Il est secrétaire du " Syndic des Briques,
Couvertures " de Vanves La Révolte. Secrétaire élu. Les
poteaux sont fiers de LEONCE, qu'est si fainéant,
si violent. C'est le plus beau maquereau du travail.
Quand même il était pas content,
il me jalousait moi, mes idées, mes trésors spirituels,
ma prestance, la façon qu'on m'appelle " Docteur ". Il
restait là avec les dames, il attendait à côté... Que je
me décide ? Que je fasse enfin mon paquet ?... J'étais
pas bon !... Et rien que pour l'emmerder... Je resterais
par terre !... Je tournerais au Miracle !... Je
l'embrasserais même pour qu'il en crève !... Par
contagion !...
(Mort à crédit, Gallimard, 1990, p.
40).
************************
* POMONE.
C'est grâce à un étudiant en médecine que j'ai
fait sa connaissance à POMONE. Il fréquentait
chez lui l'étudiant pour se constituer un petit casuel ,
grâce à son truc, doté qu'il était le veinard, d'un
pénis formidable. On le convoquait l'étudiant pour
animer avec ce polard fameux des petites soirées bien
intimes, en banlieue. Surtout les dames, celles qui ne
croyaient pas qu'on puisse en avoir " une grosse comme
ça " lui faisaient fête. Divagations de petites filles
surpassées. Dans les registres de la Police il figurait
notre étudiant sous un terrible pseudonyme : Balthazar !
Les conversations s'établissaient
difficilement entre les clients en attente. La douleur
s'étale, tandis que le plaisir et la nécessité ont des
hontes. Ce sont des péchés qu'on le veuille ou non
d'être baiseurs et pauvres. Quand POMONE fut au
courant de mon état et de mon passé médical, il ne se
tint plus de me confier son tourment. Un vice
l'épuisait. Il l'avait contracté en se " touchant "
continuellement sous sa propre table pendant les
conversations qu'il tenait avec ses clients, des
chercheurs, des tracassés du périnée. " C'est mon
métier, vous comprenez ! C'est pas facile de m'en
empêcher ... Avec tout ce qu'ils viennent me raconter
les saligauds !... "
La clientèle l'entraînait en somme aux abus,
tels ces bouchers trop gras qui toujours ont tendance à
se bourrer de viandes.
En
plus, je crois bien qu'il avait les basses tripes
constamment réchauffées par une mauvaise fièvre qui lui
venait des poumons. Il fut emporté d'ailleurs quelques
années plus tard par la tuberculose. Les bavardages
infinis des clientes prétentieuses l'épuisaient aussi
dans un autre genre, toujours tricheuses, créatrices de
tas d'histoires et de chichis à propos de rien et de
leurs derrières dont à les entendre on n'aurait pas
trouvé le pareil en bouleversant les quatre parties du
monde.
Les hommes il fallait surtout leur présenter
des consentantes et des admiratrices pour leurs lubies
passionnées. Ils n'en avaient plus qu'ils en avaient
encore les clients de l'amour à partager, autant que
ceux de madame Hérote. Il arrivait dans un seul courrier
matinal de l'agence POMONE assez d'amour
inassouvi pour éteindre à jamais toutes les guerres de
ce monde. Mais voilà ces déluges sentimentaux ne
dépassent jamais le derrière. C'est tout le malheur.
Sa table disparaissait sous ce fouillis
dégoûtant de banalités ardentes. Dans mon désir d'en
savoir davantage, je décidai de m'intéresser pendant
quelque temps au classement de ce grand fricotage
épistolaire. On procédait, il me l'apprit, par espèces
d'affections, comme pour les cravates ou les maladies,
les délires d'abord d'un côté, et puis les masochistes
et les vicieux d'un autre, les flagellants par ici, les
" genre gouvernante " sur une autre page, et ainsi pour
le tout. C'est pas long avant de tourner à la corvée les
amusettes. On l'a bien été chassé du Paradis ! Ça on
peut bien le dire ! POMONE était de cet avis
aussi avec ses mains moites et son vice interminable qui
lui infligeait en même temps plaisir et pénitence. Au
bout de quelques mois j'en savais assez sur son commerce
et sur son compte. J'espaçai mes visites.
(Voyage au
bout de la nuit, folio, Gallimard, p. 358).
**************************
* PRETORIUS.
Lili me fait remarquer quelque
chose... un étage, une maison en face, comme suspendu
entre les colonnes de l'immeuble... en hamac... les
étages au-dessus et dessous existent plus... soufflés
!... en plus cet étage fait vitrine... vitrine de
fleuriste... fleuriste, magasin suspendu... roses,
hortensias, clématites... suspendu entre les colonnes en
hamac... (...) Je demande...
" Dis donc, Ivan !... "
Je lui montre l'autre côté de la rue... ce magasin en hamac ?
" Da ? da ? blumen ? geschäft ?... fleuriste ?
- Nein !... nein ! doktor PRETORIUS ! "
Va pour PRETORIUS !... on fait nos remarques, que cet entresol
était peut-être pour les mariages et les enterrements...
bouquets et couronnes ? (...) Lili voulait les
clématites... on en discutait gentiment... d'intérieurs,
de fleurs... et d'herbe pour Bébert... il devait avoir
ça, PRETORIUS ! (...) on pourrait faire un saut
en face ? qu'est-ce qu'on risque ? d'abord voir si
c'était vrai ce PRETORIUS ? pas une invention !
alors y acheter deux géraniums... Docteur PRETORIUS...
s'il existe ?... plein de ramasseurs le trottoir en
face... par où on monte chez ce lustucru ? nous verrons
!... on y va !... on descend on traverse la rue... on
passe entre deux tranchées de briques... on demande
l'escalier... par là !... je vois trois étages en
échelons de cordes... et puis redescendre à l'entresol !
ce micmac !...
(...) Ah le voici... " Doktor
PRETORIUS "... il s'appelle vraiment comme ça...
gravé sur cuivre... sa plaque pend à un fil de fer...
ils sont tous doktor en Allemagne... doktor
fleuriste ?... voilà, c'est lui !... il nous a vus
venir... il nous demande tout de suite en français...
" A qui ai-je l'honneur ?
- Ma femme !... M. Coquillaud ! et moi-même ! "
J'en
dis pas plus... c'est assez... un homme au premier
abord, ni vulgaire ni brute, assez gras... dans la
cinquantaine... et à lunettes...
Il nous précède... il boîte un peu...
" Vous voudrez bien m'excuser... j'ai entendu vos paroles... cet immeuble
vide résonne !... je ne suis pas fleuriste du tout !...
je le déplore !... je regrette, Madame ! je suis bien
docteur, c'est exact... mais docteur en droit... et
avocat...
- Oh, vous nous pardonnerez, Maître !... notre sottise
!... Ivan, en face, aurait dû nous expliquer !...
- Celui que vous appelez Ivan ne sait rien du tout !...
il s'appelle Petroff... il est stupide comme tous ces
gens russes... stupide et ivrogne et menteur... tous ces
gens de l'Est... ici, n'est-ce pas, nos bonnes manières
les déroutent... ils ne savent plus ce qu'ils voient, ce
qu'ils entendent, ils ne savent plus ce qu'ils sont !...
là-bas on les fouette tous les jours... sitôt qu'ils
cessent d'être battus, ils délirent !... le cas de ce
Petroff, celui que vous appelez Ivan... il me voit
fleuriste !... certes j'ai des fleurs... mais pour
l'ornement de mon local, pas pour commerce !...
(...) "J'attends n'est-ce pas,
que tout s'arrange !... retourner à Breslau ? non !...
je m'inscris ici !... j'ouvre mon cabinet, ici même !
- Certes ! certes, Maître !
- Situé vous le voyez en plein centre !... à deux pas de
la Chancellerie ! "
Il se frappe le front...
" Comment ? comment ? vous ne savez pas ?... "
Il se lève, vraiment pas à croire !... il regarde l'heure... le
Chancelier... la Chancellerie, là si près !... c'est le
moment, il va être quatre heures ! deux pas !... nous
voulons ?...
(...) Il n'y a que nous sur cette
petite place !... nous trois, nous quatre, Lili, moi, La
Vigue et lui... personne autre !... debout, on attend...
cette " place de la Chancellerie " est vraiment peu
fréquentée... pas une sentinelle, pas un troubade, pas
un shuppo... je commence à la trouver mauvaise, pourquoi
il nous a emmenés là ?... on l'a vue sa Chancellerie...
j'y dis !... " Ça va !... on remonte !
- Chutt !... chutt ! "
Lui, entend quelque chose !... il me regarde...
" Les voilà !... "
Je vois rien... j'entends rien... " Tu vois quelque chose, toi ?... " Je
demande à Lili... à La Vigue... non !... rien du tout
!... le mec est inquiétant... je me doutais un peu...
mais là, pour sûr !... on voit rien, on entend rien...
lui tout au contraire, il se tient plus !... il crie
!... il hurle !... sur la pointe des pieds !... heil
! heil ! ça le prend là à côté de nous... son feutre
à bout de bras !... heil ! heil !... il est
remonté !... il voit des trucs ?... y a rien... rien...
je peux dire : rien !... il se fout de nous ?... il le
fait exprès ?... la place absolument vide... toutes les
boutiques autour fermées... lui voit l'Hitler !
(Nord, Folio, Gallimard, 1988, p.80).
*************************
* PRINCHARD.
A côté de moi, voisin de lit,
couchait un caporal, engagé volontaire aussi. Professeur
avant le mois d'août dans un lycée de Touraine, où il
enseignait, m'apprit-il, l'histoire et la géographie. Au
bout de quelques mois de guerre, il s'était révélé
voleur ce professeur, comme pas un. On ne pouvait plus
l'empêcher de dérober au convoi de son régiment des
conserves, dans les fourgons de l'Intendance, aux
réserves de la Compagnie, et partout ailleurs où il en
trouvait.
Avec nous autres il avait donc échoué là,
vague en instance de Conseil de guerre. Il ne me parlait
pas beaucoup. Il passait des heures à se peigner la
barbe, mais quand il me parlait, c'était presque
toujours de la même chose, du moyen qu'il avait
découvert pour ne plus faire d'enfants à sa femme.
Etait-il fou vraiment ? Quand le moment du monde à
l'envers est venu et que c'est être fou que de demander
pourquoi on vous assassine, il devient évident qu'on
passe pour fou à peu de frais.
Encore faut-il que ça prenne, mais quand il s'agit
d'éviter le grand écartelage il se fait dans certains
cerveaux de magnifiques efforts d'imagination.
PRINCHARD, il s'appelait, ce
professeur. Que pouvait-il bien avoir décidé, lui, pour
sauver ses carotides, ses poumons et ses nerfs optiques
? Ahuris par la guerre, nous étions devenus fous dans un
autre genre : la peur. L'envers et l'endroit de la
guerre. - Mon ami, me confia-t-il, le
temps passe et ne travaille pas pour moi... Ma
conscience est inaccessible aux remords, je suis libéré,
Dieu merci ! de ces timidités... Ce ne sont pas les
crimes qui se comptent en ce monde... Il y a longtemps
qu'on y a renoncé... renoncé... Ce sont les gaffes... Et
je crois en avoir commis une... Tout à fait
irrémédiable... - En volant les conserves ? - Oui,
j'avais cru cela malin, imaginez ! Pour me faire
soustraire à la bataille et de cette façon, honteux,
mais vivant encore, pour revenir en la paix comme on
revient, exténué, à la surface de la mer après un long
plongeon... J'ai bien failli réussir... Mais la guerre
dure décidément trop longtemps... On ne conçoit plus à
mesure qu'elle s'allonge d'individus suffisamment
dégoûtants pour dégoûter la Patrie... Elle s'est mise à
accepter tous les sacrifices, d'où qu'ils viennent,
toutes les viandes la Patrie... Actuellement il n'y a
plus de soldats indignes de porter les armes et surtout
de mourir sous les armes et par les armes... On va
faire, dernière nouvelle, un héros avec moi !... Il faut
que la folie des massacres soit extraordinairement
impérieuse, pour qu'on se mette à pardonner le vol d'une
boîte de conserves ! que dis-je ? à l'oublier !
Jusqu'ici cependant, il restait aux petits
voleurs un avantage dans la République, celui d'être
privés de l'honneur de porter les armes patriotes. Mais
dès demain, cet état de choses va changer, j'irai
reprendre dès demain, moi voleur, ma place aux armées...
Tels sont les ordres... Je vous le dis, petits
bonshommes, couillons de la vie, battus, rançonnés,
transpirants de toujours, je vous préviens, quand les
grands de ce monde se mettent à vous aimer, c'est qu'ils
vont vous tourner en saucissons de bataille... C'est le
signe... Il est infaillible. C'est par l'affection que
ça commence.
Mais du fond du jardin, on l'appela
PRINCHARD. Le médecin-chef le faisait demander
d'urgence par son infirmier de service. - J'y vais,
qu'il a répondu PRINCHARD, et n'eut que le temps
juste de me passer le brouillon du discours qu'il venait
ainsi d'essayer sur moi. Un truc de cabotin. Lui, PRINCHARD, je ne le revis jamais. Il avait le vice
des intellectuels, il était futile. Il savait trop de
choses ce garçon-là, et ces choses l'embrouillaient. Il
avait besoin de tas de trucs pour s'exciter, se décider.
(Voyage au bout de la nuit, folio, Gallimard, p. 72).
**************************
* PROSPERO JIM
Nous débouchons en plein
bistrot... Pas conséquent mais tout de même ample ! un
pub qui pourrait vous contenir, tous volets fermés, dans
les quarante, cinquante personnes... Il faut connaître
les abords... Plutôt arriver marée basse, comme ça ni vu
ni connu, ou la nuit en embarcation, alors marée haute,
et molo à la cuiller !... C'est pittoresque ! " A la
Croisière pour Dingby " le " Pub " dont je vous cause,
le nom de sa " licence " entre " Colonial Docks " et "
Trom ".
Il en est pas resté grand-chose, je peux vous le dire tout de suite, il a
fini dans un désastre, vous apprendrez en me lisant. En
plus maintenant avec les bombes il doit rien en rester
du tout, même les cendres doivent s'être envolées...
C'est malheureux ! Je suis forcé pour tout me souvenir !
J'y serais retourné pour me rendre compte !
Un débit vraiment assez sage et renommé dans les trois
biefs, et pas terrible, ni criminel, on a connu des
genres bien pires !... Plutôt des dockers comme clients,
des habitués, des travailleurs, avec un petit fond
d'interlopes, forcément, il s'en trouve toujours. Un
petit ban de frappes.
Le tôlier était pas causeur,
aimable, serviable, mais réservé, il faisait pas
beaucoup de confidences... Il laissait venir... Ses
gestes qui m'étonnaient toujours, une adresse d'attraper
les verres, des fois quatre ou cinq à la fois, en l'air
comme des mouches, jongler avec ! jamais cassant une
soucoupe, un voltigeur... Artiste autrement c'est
certain, danseur de corde, métier à présent interdit en
grand spectacle, beau métier perdu... De plus de son "
pub ", à gauche, il prêtait à gages aux ivrognes, et
puis il faisait un petit peu de came. Il faut bien le
dire. Il prenait les commissions, les rambots les plus
délicats et jamais la moindre coupure ! une discrétion
avec les flics ! une tombe aux paroles ! C'est rare dans
le milieu.
[...] Le tôlier fait lui-même son
ordre... PROSPER est pas bancalot... Il a pas
besoin d'assommeurs comme dans les Saloons de " Mile-End
"... à La Vaillance par exemple. On tousse un peu
quand on entre à cause de l'épaisse fumée... aussi
because c'est la manière... c'est opaque jusqu'au fond
de la salle... jusqu'à la baie sur la Tamise... les
petits carreaux tout en largeur... Pour y voir clair
faut se mettre tout contre... PROSPERO JIM est au
comptoir... Il louche mais il voit bien ses gens...
C'est un artiste du gafe-éclair... Il m'a pas très à la
bonne... Il doit être un peu jaloux...
- La corde tu comprends ? il me rappelle... Ca veut tout dire... N'est-ce
pas petit homme ? La corde ! tout est là !...
D'évoquer son ancien métier ça le fait reluire immédiatement... danseur
aux Tournées Bordington, le grand cirque mondial, un
mois dans chaque ville, record des places louées,
toujours avec le même triomphe, les fleurs, les cigares,
et girls à volo... Il avait guère qu'une plaisanterie,
toujours la même : sur le Soleil. Quand il pleuvait
dehors à trombes, il arrêtait pas de la placer...
- Lovely weather my Lord ! Lovely smile ! London Sun ! Sourire de
Londres ! Soleil ! mon cher Lord ! don't you think ?
Il envoyait ça de son comptoir à chaque
bonhomme qui entrait, ça le vengeait comme Italien,
qu'il se faisait traiter de ravioli, qu'il zozotait si
fortement.
- Izi, vous voyez il ne plout que deux fois par an !... Mais zix mois
chaque fois !...
(Guignol's band, Folio, 1972, p. 49).
**************************
* PROTISTE L'ABBE
Comme je me taisais,
consterné par l'évocation de ces ignominies biologiques,
l'Abbé crut qu'il me possédait et en profita même
pour devenir à mon égard tout à fait bienveillant et
même familier. Evidemment il s'était renseigné sur mon
compte au préalable. Avec d'infinies précautions il
aborda le sujet malin de ma réputation médicale dans les
environs. Elle aurait pu être meilleure, me fit-il
entendre, ma réputation, si j'avais procédé de tout
autre manière en m'installant, et cela dès les premiers
mois de ma pratique à Rancy. " Les malades, cher
Docteur, ne l'oublions jamais, sont en principe des
conservateurs... Ils redoutent, cela se conçoit
aisément, que la terre et le ciel viennent à leur
manquer... "
Selon lui, j'aurais donc dû dès mes débuts me rapprocher de l'Eglise.
Telle était sa conclusion d'ordre spirituel et pratique
aussi. L'idée n'était pas mauvaise. Je me gardais bien
de l'interrompre, mais j'attendais avec patience qu'il
vienne aux faits de sa visite.
(...) Au cours de cet entretien,
ce curé se nomma, l'abbé PROTISTE qu'il
s'appelait. Il m'apprit de réticences en réticences
qu'il effectuait depuis un certain temps déjà des
démarches avec la fille Henrouille en vue de caser sa
vieille et Robinson, tous les deux ensemble, dans une
communauté religieuse, une pas coûteuse. Ils cherchaient
encore.
En le regardant bien il aurait pu passer à la rigueur, l'abbé PROTISTE,
pour une manière d'employé d'étalage, comme les autres,
peut-être même pour un chef de rayon, mouillé, verdâtre
et resséché cent fois. Il était véritablement plébéien
par l'humilité de ses insinuations. Par l'haleine aussi.
Je ne m'y trompais guère dans les haleines. C'était un
homme qui mangeait trop vite et qui buvait du vin blanc.
La
belle-fille Henrouille, me raconta-t-il, pour le début,
était venue le trouver au presbytère même, peu de temps
après l'attentat pour qu'il les tire du sale pétrin où
ils venaient de se fourrer. Il me paraissait en
racontant ça chercher des excuses, des explications, il
avait comme honte de cette collaboration. C'était
vraiment pas la peine, pour moi, de faire des manières.
On comprend les choses. Il venait nous retrouver dans la
nuit. Voilà tout. Tant pis pour lui d'ailleurs le curé !
Une espèce de sale audace s'était emparée de lui aussi,
peu à peu, avec l'argent. Tant pis ! Comme tout mon
dispensaire était en plein silence et que la nuit se
refermait sur la zone, il baissa alors tout à fait le
ton pour bien me faire ses confidences rien qu'à moi.
Mais tout de même il avait beau chuchoter, tout ce qu'il
me racontait me paraissait malgré tout immense,
insupportable, à cause du calme sans doute autour de
nous et comme rempli d'échos. En moi seul peut-être ?
Chut ! avais-je envie de lui souffler tout le temps,
dans l'intervalle des mots qu'il prononçait. De peur je
tremblais même un peu des lèvres et au bout des phrases
on s'en arrêtait de penser.
Maintenant qu'il nous avait
rejoints dans notre angoisse il ne savait plus trop
comment faire le curé, pour avancer à la suite de nous
quatre dans le noir. Un petit groupe. Il voulait savoir
combien qu'on était déjà dans l'aventure ? Où que
c'était que nous allions ? Pour pouvoir, lui aussi,
tenir la main des nouveaux amis vers cette fin qu'il
nous faudrait bien atteindre tous ensemble ou jamais. On
était maintenant du même voyage. Il apprendrait à
marcher dans la nuit le curé, comme nous, comme les
autres. Il butait encore. Il me demandait comment il
devait s'y prendre pour ne pas tomber. Il n'avait qu'à
pas venir s'il avait peur ! On arriverait au bout
ensemble et alors on saurait ce qu'on est venu chercher
dans l'aventure. La vie c'est ça, un bout de lumière qui
finit dans la nuit.
Et puis peut-être qu'on ne saurait jamais, qu'on trouverait rien. C'est ça
la mort.
(Voyage au bout de la nuit, Folio, 1952, p.335).
************************
* PRYNTYL.
C'est l'histoire d'une
très jeune sirène (de son croquis de 1931 à la séquence
initiale de L'Ecole des cadavres, cet être
mythologique, mi-femme mi-poisson et doté d'un chant
ensorceleur, n'a cessé de faire rêver Céline). Anonyme
dans le synopsis, désormais nommée PRYNTYL, elle
est toute jeune, " mutine ", " espiègle ", " jolie ", "
souriante ", " avenante " (quand il est dans ce
registre de son imaginaire, à l'opposé de celui qui
stimule son invention stylistique, Céline ne se soucie
plus d'originalité).
Elle habite le palais de Neptune, situé dans les abysses quelque part à
proximité de Terre-Neuve, occasion pour Céline de
revenir, à coups de noms propres et de visions restées
dans sa mémoire, sur son escale de 1938 à
Saint-Pierre-et-Miquelon.
Les sirènes ont interdiction d'avoir aucun rapport avec le monde des
hommes mais PRYNTYL, curieuse, ne résiste pas au
désir de lire les lettres d'amour envoyées aux matelots
des baleiniers terre-neuvas. En conséquence, elle est
condamnée à passer plusieurs années chez les hommes.
Envoyée au Havre - autre lieu d'élection de Céline,
autre occasion d'évoquer des lieux familiers -, elle se
laisse séduire par un souteneur et finit entraîneuse
dans un bar à matelots.
Mais à son histoire en est mêlée
une autre, celle du dieu des mers, Neptune, maintenant
vieux et impuissant : il est sans pouvoir contre les
navires à vapeur, véritables usines flottantes, qui
sillonnent son royaume à la poursuite des baleines et
des bébés phoques qu'ils massacrent. Amoureux malgré son
âge de la jeune sirène, Neptune se rend à son tour au
Havre, et inspire à PRYNTYL le désir de retrouver
sa forme de sirène et de revenir à Terre-Neuve. Mais il
ne pourra empêcher que PRYNTYL, s'étant embarquée
comme passagère clandestine sur un de ces baleiniers
usines de mort, ne soit, quand elle est découverte,
massacrée comme un bébé phoque par le capitaine : " Il
l'assomme à grands coups redoublés !... lui fend la
tête... il s'acharne sur son corps adorable... il plonge
son couteau dans son sein... il entaille... taille... le
sang gicle... le capitaine Krog est tout rouge...
recouvert du sang de la sirène... " (Scandale aux
abysses).
Pour cette cruauté, ils seront
condamnés, lui et ses hommes, à être enfermés dans des
bouées métalliques flottantes d'où ils feront entendre
aux bateaux qui approchent leurs cris sinistres.
Scandale aux abysses est présenté par Céline tantôt
comme synopsis de dessin animé, tantôt comme argument de
ballet " des Ondes ". Quoi qu'il en soit, commencé dans
la moquerie légère et l'espièglerie, le texte se termine
en tragédie sanglante.
(Henri Godard, Céline, Biographies, Gallimard, 2011, p.347).
***********************
* ROGER PUTA.
Il me souvenait bien
opportunément d'avoir besogné quelques temps obscurs
chez ce Roger PUTA, le bijoutier de la Madeleine,
en qualité d'employé supplémentaire, un peu avant la
déclaration de la guerre. Mon ouvrage chez ce
dégueulasse bijoutier consistait en " extra ", à
nettoyer son argenterie du magasin, nombreuse, variée,
et pendant les fêtes à cadeaux, à cause des tripotages
continuels, d'entretien difficile.
Dès la fermeture de la Faculté, où je poursuivais de rigoureuses et
interminables études (à cause des examens que je
ratais), je rejoignais au galop l'arrière-boutique de M.
PUTA et m'escrimais pendant deux ou trois heures
sur ses chocolatières, " au blanc d'Espagne ", jusqu'au
moment du dîner.
Pour prix de mon travail j'étais
nourri, abondamment d'ailleurs, à la cuisine. Mon boulot
consistait encore, d'autre part, avant l'heure des
cours, à faire promener et pisser les chiens de garde du
magasin. Le tout ensemble pour 40 francs par mois. La
bijouterie PUTA scintillait de mille diamants à
l'angle de la rue Vignon, et chacun de ces diamants
coûtait autant que plusieurs décades de mon salaire.
Versé dans l'auxiliaire à la mobilisation, ce patron
PUTA se mit à servir particulièrement un ministre,
dont il conduisait de temps à autre l'automobile. Mais
d'autre part, et cette fois de façon tout à fait
officieuse, il se rendait, PUTA, des plus utiles,
en fournissant les bijoux du Ministère. Le haut
personnel spéculait fort heureusement sur les marchés
conclus et à conclure. Plus on avançait dans la guerre
et plus on avait besoin de bijoux. M. PUTA avait
même quelquefois de la peine à faire face aux commandes
tellement il en recevait.
Sa femme madame PUTA, ne
faisait qu'un avec la caisse de la maison, qu'elle ne
quittait pour ainsi dire jamais. On l'avait élevée pour
qu'elle devienne la femme du bijoutier. Ambition de
parents. Elle connaissait son devoir, tout son devoir.
Le ménage était heureux en même temps que la caisse
était prospère.
(...) De temps en temps, cependant, elle éprouvait, notre patronne, comme
un petit souci de circonstance. Ainsi lui arrivait-il de
se laisser aller à penser aux parents de la guerre. "
Quel malheur cette guerre tout de même pour les gens qui
ont de grands enfants !
- Réfléchis donc avant de parler ! la reprenait aussitôt
son mari, que ces sensibleries trouvaient, lui, prêt et
résolu. Ne faut-il pas que la France soit défendue ?
Ainsi bons cœurs, mais bons patriotes par dessus tout, stoïques en somme,
ils s'endormaient chaque soir de la guerre au-dessus des
millions de leur boutique, fortune française.
Dans les bordels qu'il
fréquentait de temps en temps, M. PUTA se
montrait exigeant et désireux de n'être point pris pour
un prodigue. " Je ne suis pas un Anglais moi, mignonne,
prévenait-il dès l'abord. Je connais le travail ! Je
suis un petit soldat français pas pressé ! " Telle était
sa déclaration préambulaire. Les femmes l'estimaient
beaucoup pour cette façon sage de prendre son plaisir.
Jouisseur mais pas dupe, un homme. Il profitait de ce
qu'il connaissait son monde pour effectuer quelques
transactions de bijoux avec la sous-maîtresse, qui elle
ne croyait pas aux placements en Bourse.
(...) Madame PUTA était
bien heureuse de ne pas avoir d'enfant. Elle manifestait
si souvent sa satisfaction d'être stérile que son mari à
son tour finit par communiquer leur contentement à la
sous-maîtresse. " Il faut cependant bien que les enfants
de quelqu'un y aillent, répondait celle-ci à son tour,
puisque c'est un devoir ! " C'est vrai que la guerre
comportait des devoirs. Le ministre que servait PUTA
en automobile n'avait pas non plus d'enfants, les
ministres n'ont pas d'enfants.
(Voyage au bout de la
nuit, Livre de poche, 1952, p. 105).
*************************
* Maréchal des logis RANCOTTE.
" Il me rote dans le nez pour
finir. " Là ! " qu'il me fait. Il est content. Je bouge
pas. - Maréchal des logis RANCOTTE. Il s'annonce.
Je remue toujours pas. Les autres, tout autour, ils se
marrent. Je pouvais pas lui voir bien les yeux à ce RANCOTTE à cause de la lampe fumeuse, un tison, et
puis surtout de son képi, en avant, en éventail, une
viscope extravagante. Il s'est retourné pour prendre ma
feuille... Il a lu mon nom... Ça l'a fait grogner aussi
: " Muunh ! Mmrah !... " Comme ça. Il a reboutonné sa
tunique. Il devait être à pioncer là-haut dans une autre
cagna... Il se dandinait un peu en mirant ma feuille de
biais en travers, comme si je la lui donnais falsifiée.
Il grognait toujours...
Sûrement que c'était une tête de
lard, j'en avais vu déjà beaucoup, moi, des figures
rébarbatives, mais celui-là il était fadé comme
impression de la pire vacherie. Ses joues étaient comme
injectées de petites veines en vermicelles, absolument
cramoisies, des pommettes à éclater. Les petites
moustaches, toutes luisantes, pointues et collées des
bouts... Il se mâchonnait un mégot dans le coin de la
lèvre... Je l'énervais évidemment... Il m'a reniflé
d'encore plus près. - Au réveil quand ça sonnera vous le
conduirez à l'habillement, brigadier ! Compris, n'est-ce
pas ?... Il a pas l'air manche... non !... non !... non
!... C'est un petit rêve ! Ah, mais alors mordez le
profil ! Il a plus de couleurs, ma parole ! Il est déjà
dans l'hôpital ! Qu'est-ce que ça va être, mon oiseau,
quand on va vous faire envoler ! Ah ! pardon alors la
voltige ! Ah ! le joli colibri ! Vous allez en voir du
pays ! Attendez ma superbe recrue, que je vais vous
remettre du rouge dans le tronc ! Que t'en baveras des
chambrières !
- Pourquoi donc tu t'es engagé ?
T'as jamais été cocher ? Tailleur des fois de son état ?
Voleur, mon petit homme ? Acrobate par hasard ? T'es pas
palefrenier non plus ? Parfumeur au bout du compte ?
Charbonnier alors ? Rémouleur ? - Non, monsieur. Ils se
désopilaient les autres de la façon que je me trouvais
cul devant les questions. Ils s'en tortillaient dans
leur paille, ils s'en convulsaient de rigolade. - Alors
qu'est-ce que tu viens foutre au 17° cavalerie lourde ?
Hein ? Tu sais pas toi-même. Merveilleux ! Y a plus rien
à manger chez toi ? Le four a chu ? Je voyais qu'il
fallait rien répondre.
- Ah ! pardon ! Salut ! ma
tronche, tu vas jouir ! C'est de l'instruction ça, mon
Russe ! C'est de la théorie pratique du cavalier gras !
de la crotte ! Ah ! Fixe ! Pour combien que t'en
as pris ? Tu me dis pas ? Pour combien t'en as signé ?
Dis voir ? C'est écrit ? - Trois ans. "
(Casse-pipe,
Gallimard, folio, p.15).
*************************
* Commandant Baron Hermann von
RAUMNITZ.
Il était toujours là vers
cinq heures, von RAUMNITZ... à peu près
sûr... cinq à sept... après il partait au Château... ou
ailleurs... il avait pas qu'un domicile... il recevait
partout... toutes les heures de jour et de nuit... une
dizaine de domiciles... au Löwen c'était de 5 à
7... chambre 26, juste au-dessus de la nôtre... le truc
de tous les policiers, avoir des bureaux partout, des
endroits à recevoir partout... les hommes politiques
aussi ! et les Ambassades !... [...] et pas des petits
garnos purée... des logis
de
bohème... non !... de ces appartements somptueux,
ultra-luxueux... même là à Siegmaringen les locaux
secrets du RAUMNITZ, pardon ! autre chose que
notre piaule ! je connaissais son " aile " au Château,
deux étages ! entièrement fleuris !... azalées,
hortensias, narcisses !... et de ces roses !... je suis
sûr au Kremlin, ils sont pleins de roses au mois de
janvier... là au Château, toute une aile à lui, deux
étages, RAUMNITZ avec ses escouades de larbins...
[...] Oh ! les croisements sont
pleins de périls... d'aléas... la petite Hilda avait de
l'étrange et garcerie... Beyrouth... Trébizonde... et
une de ces tignasses, blond cendré !... les yeux de
couleur clair bleu, fées du Nord... lui le Commandant
Baron von RAUMNITZ, il avait fallu qu'il épouse
!... il paraît !... il l'avait comme déshonorée cette
Aïcha... quelque part... Beyrouth... Trébizonde... il
était en mission par là... les Echelles du Levant sont
terribles aux Capitaines " en mission "... Aïcha avait
succombé... il paraît !... il paraît... s'il l'avait pas
épousée, ramenée avec lui en Allemagne, elle subissait
le sort et coutume !... elle coupait pas !... les Grands
Jaloux du Proche-Orient vous ont de ces eunuques aux
Hautes Œuvres !... les harems votaient pas encore...
elle l'avait échappé de très juste, Aïcha !... son cas
était pas tellement rare, de ces séduites du
Proche-Orient, épousées par les hobereaux, la veille
d'être pendues...
[...] Que je revienne à mon
histoire !... tout de même que vous compreniez pourquoi
le RAUMNITZ von était pas si tellement raciste !
la preuve : son mariage !... mais les remous !... si on
y avait fait comprendre ! qu'il était mal marié,
bougnoule !... après l'avatar de Paris qu'il était
devenu l'haineux carne ! résipiscence !... l'archiboche
total !... que vous pouviez tout vous attendre !... je
dis !... remous !... Zut !... ma tronche !... pas Paris
le scandale ! Vincennes !... ils occupaient Madame et
lui un très grand très riche pavillon d'un très riche
juif, parti en voyage... une demeure somptueuse en
bordure du Bois, toute bourrée de meubles laques et
bibelots de Chine... Palais-musée-magasin... ils
s'étaient créchés admirable, les RAUMNITZ !...
elle pouvait bien durer un siècle l'occupation !... mais
patatrac !... la nuit " Wehrmacht " !... RAUMNITZ
roupillait, et Madame... vous avez entendu parler ?...
quand les soldats mutins survinrent escaladèrent le
Palais, sortirent von RAUMNITZ de ronfler, et le
fessèrent céans !... pflac !... pflac !... ligoté
! à dix troubades !... son cul tout rouge !... je vous
raconte que ce qu'est connu, le complot Stulpnagel...
l'opération " balcon-fessée "... en plus, le plus bath,
qu'Hermann von RAUMNITZ était lui précisément le
premier manitou Oberbefehlsuperflic des banlieues
Nord, Est, et Joinville !... et tout le Bois !... et
Saint-Mandé ! et la Marne !... là, le coup qu'on vienne
le sortir du page, et sa femme avec, et qu'on leur file
la correction ! les fesses cramoisies !... vous pensez,
si ça foutait mal !... pas un de ces outrages qu'il
allait pardonner jamais ! en plus, qu'il s'était fait
secouer de son grade, rétrograder commandant !... vous
voyez si on tombait pile !... nous !... sous sa gouverne
absolue ! la gentille humeur ! nous, les 1142 !... s'il
nous attendait ! rigolos ! ce qu'on mijotait ?
(D'un château l'autre, Folio, juillet 1988, p. 263).
************************
* Prince REBELLE.
Ah j'étais content de mon
local... on parle de demeures... en véritable lanterne !
Je voyais toute l'arrivée aux Portes ! la Dinan !
Saint-Vincent ! pensez ! et un garni indemne de puces
!... indemne de puces à Saint-Malo ! ça c'est miracle
!... A
l'envoûtement
de la baie d'émeraude personne échappe !... souveraine
ivresse !... climat ! coloris !... violence de la mer
!... mais la vengeance c'est les puces !... trois jours
de plage vous tournez cloques, vous vivez plus !
J'ai un ami, tenez, REBELLE,
le Prince REBELLE ! Je peux vous dire que j'ai
jamais vu une aussi jolie bonbonnière que son
appartement de vacances... quatre pièces de style, pur
style Empire ! marine Empire ! et comme enchâssé dans le
rempart !... il donnait sur le Fort National... tout à
son regard : la Rance... l'horizon... Saint-Cast...
Fréhel !...
Mais il se labourait tellement !
des puces !... les flancs, les mollets, l'entrecuisse,
qu'il a fini en abcès ! de pas vouloir quitter sa vue
!... des abcès de plus en plus graves... les gens
riaient de le rencontrer... la façon qu'il se grattait !
hardi ! Ah mais sans lâcher son monocle... la dignité !
l'allure quand même !... en montant descendant la rue,
la seule, " Saint-Vincent "... et finalement il
est mort au mois de septembre à l'équinoxe... de
septicémie... de ses plaies... Je lui disais :
- Allez-vous en Prince !
- Je les sens plus !...
Les puces l'ont eu ! Le Prince était infesté certes, mais toutes les
créatures pareil !
(Féerie pour une autre fois,
Folio, Gallimard, 1992, p.97).
***********************
* Professeur Y - Colonel
RESEDA.
J'aime bien le Square des
Arts-et-Métiers... j'y ai de sacrément vieux
souvenirs... je vous appelle mon interviouweur : le
professeur Y. Nous voici donc installés sur un banc
de ce Square, le professeur Y à ma droite... il
biglousait de tous les côtés le professeur Y...
ah, il était pas tranquille... à gauche ! l'autre côté
!... et puis derrière nous !... c'était à onze heures,
onze heures du matin, notre rendez-vous... je
m'attendais à ce qu'il me questionne... c'était
convenu... non ! rien du
tout !... il restait muet sur
le banc-là, à côté de moi !... - " Vous êtes
joliment peu aimable ! Monsieur le Professeur Y !
" J'y dis. " On est là pour un interviouwe ! personne va
venir vous kidnapper ! ayez pas peur ! comment
voulez-vous que je pérore, comment voulez-vous que je "
joue le jeu ", si vous me posez aucune question ? Pensez
à Gaston ! "
" Si vous m'interviouwez pas...
et d'une façon intelligente... ça va être mimi, votre
retour !... vous allez voir le Gaston ! s'il va valser
votre Goncourt ! et votre " frigidaire " !... et votre
voyage en Italie !... et votre aspirateur " Credo " !...
elle va bien rire madame Y, qu'elle a un mari si
fainéant ! " Je le vois tourner rouge, cramoisi !... je
peux dire que je l'ai réveillé !... il regardait plus à
droite... ni à gauche !... " Al !... alors !... Al !...
allons-y ! Monsieur !... mais pas de politique surtout
!... pas de politique !...
- Et vous trouvez très amusant
décidément de m'appeler : Professeur ? - Non !... Non
!... Non !... mais on m'avait dit !... Paulhan m'avait
dit !... - Mais c'est stupide ! Voyons ! absolument faux
!... vraiment, voilà une plaisanterie !... je m'appelle
Colonel RESEDA !... pas du tout Professeur Y
! grotesque ! grotesque ! - Ah ?... Colonel RESEDA
?... pourquoi ?... - Je vis clandestin ! - Clandestin ?
- Oui, je me camoufle !... il le faut ! chutt... vous
voyez pas que les gens nous regardent ?... que tous ces
gens autour de nous épient ! nous écoutent ! chutt !
chutt ! "
(Entretiens avec le Professeur Y,
Gallimard, folio, p.40).
***********************
* ROBINSON.
" L'histoire de cette
merveilleuse cliente qu'il avait possédée au temps de
son apprentissage, il l'a racontée aussi à Henrouille.
Et elle finit par constituer une manière de rigolade
générale l'histoire, pour tout le monde dans la maison.
Ainsi finissent nos secrets dès qu'on les porte à l'air
et en public. Il n'y a de terrible en nous et sur la
terre et dans le ciel peut-être que ce qui n'a pas
encore été dit. On ne sera tranquille que lorsque tout
aura été dit, une bonne fois pour toutes, alors enfin on
fera silence et on aura plus peur de se taire.
Ça y sera.
Pendant les quelques semaines
que dura encore la suppuration des paupières il me fut
possible de l'entretenir avec des balivernes à propos de
ses yeux et de l'avenir. Tantôt on prétendait que la
fenêtre était fermée alors qu'elle était grande ouverte,
tantôt qu'il faisait très sombre dehors. Un jour
cependant, pendant que j'avais le dos tourné, il est
allé jusqu'à la croisée lui-même pour se rendre compte
et avant que j'aie pu l'en empêcher, il avait écarté les
bandeaux de dessus ses yeux. Il a hésité un bon moment.
Il touchait à droite et puis à gauche les montants de la
fenêtre, il voulait pas y croire d'abord, et puis tout
de même il a bien fallu qu'il y croie. Il fallait bien.
- Bardamu ! qu'il a hurlé alors après moi, Bardamu !
Elle est ouverte ! Elle est ouverte la fenêtre que je te
dis ! - Je ne savais pas quoi lui répondre moi, j'en
restais imbécile devant.
Il tenait ses deux bras en
plein dans la fenêtre, dans l'air frais. Il ne voyait
rien évidemment, mais il sentait l'air. Il les
allongeait alors ses bras comme ça dans son noir tant
qu'il pouvait, comme pour toucher le bout. Il voulait
pas y croire. Du noir tout à lui. Je l'ai repoussé dans
son lit et je lui ai raconté encore des consolations,
mais il ne me croyait plus du tout. Il pleurait. Il
était arrivé au bout lui aussi. On ne pouvait plus rien
lui dire. Il y a un moment où on est tout seul quand on
est arrivé au bout de tout ce qui peut vous arriver.
C'est le bout du monde. Le chagrin lui-même, le vôtre,
ne vous répond plus rien et il faut revenir en arrière
alors, parmi les hommes, n'importe lesquels.
Un soir, après ma seconde
visite, ROBINSON essaya de me retenir auprès de
lui par tous les moyens, question que je m'en aille
encore un peu plus tard. Il se rappelait des choses
qu'on n'avait jamais eu le temps encore d'évoquer. Dans
sa retraite le monde qu'on avait parcouru semblait
affluer avec toutes les plaintes, les gentillesses, les
vieux habits, les amis qu'on avait quittés, un vrai
bazar d'émotions démodées, qu'il inaugurait dans sa tête
sans yeux. " Je vais me tuer ! " qu'il me prévenait
quand sa peine lui semblait trop grande. Et puis il
parvenait tout de même à la porter sa peine un peu plus
loin comme un poids bien trop lourd pour lui, infiniment
inutile, peine sur une route où il ne trouvait personne
à qui en parler, tellement qu'elle était énorme et
multiple. Il n'aurait pas su l'expliquer , c'était une
peine qui dépassait son instruction. "
(Voyage
au bout de la nuit, folio, page 325).
**********************
* L'oncle RODOLPHE.
Mais le plus cloche de
la famille, c'était sûrement l'oncle RODOLPHE, il
était tout à fait sonné. Il se marrait doucement quand
on lui parlait. Il se répondait à lui-même.
Ça durait des heures. Il
voulait vivre seulement qu'à l'air. Il a jamais voulu
tâter d'un seul magasin, ni des bureaux, même comme
gardien et même de nuit. Pour croûter, il préférait
rester dehors, sur un banc. Il se méfiait des
intérieurs. Quand vraiment il avait trop faim, alors, il
venait à la maison. Il passait le soir. C'est qu'il
avait eu trop
d'échecs. La " bagotte ", son casuel des
gares, c'était un métier d'entraînement. Il l'a fait
pendant plus de vingt ans. Il tenait la ficelle des "
Urbaines ", il a couru comme un lapin après les fiacres
et les bagages, aussi longtemps qu'il a pu. Son coup de
feu c'était le retour des vacances.
Ça lui donnait faim son truc, soif toujours. Il
plaisait bien aux cochers. A table, il se tenait
drôlement. Il se levait le verre en main, il trinquait à
la santé, il entonnait une chanson... Il s'arrêtait au
milieu... Il se pouffait sans rime ni raison, il en
bavait plein sa serviette...
On le raccompagnait chez lui. Il se marrait encore. Il logeait rue Lepic,
au " Rendez-vous du Puy-de-Dôme ", une cambuse sur la
cour. Il avait son fourbi par terre, pas une seule
chaise, pas une table. Au moment de l'Exposition, il
était devenu " Troubadour ". Il faisait la retape au "
Vieux Paris ", sur le quai, devant les tavernes en
carton. Son cotillon, c'était des loques de toutes les
couleurs. " Entrez voir le " Moyen Age ! "... Il se
réchauffait en gueulant, il battait la semelle. Le soir,
quand il venait dîner, attifé en carnaval, ma mère lui
faisait un " moine " exprès. Il avait toujours froid aux
pieds. Il a compliqué les choses il s'est mis avec une "
Ribaude ", une qui faisait la postiche, la Rosine, à
l'autre porte, dans une caverne en papier peint. Une
pauvre malheureuse, elle crachait déjà ses poumons.
Ça a pas duré trois mois.
Elle est morte dans sa chambre même au " Rendez-vous ".
Il voulait pas qu'on l'emmène. Il revenait chaque soir
coucher à côté. C'est à l'infection qu'on s'est aperçu.
Il est devenu alors furieux. Il comprenait pas que les
choses périssent. C'est de force qu'on l'a enterrée. Il
voulait la porter lui-même, sur " un crochet ", jusqu'à
Pantin.
Enfin, il a repris sa faction
en face l'Esplanade, ma mère était indignée. " Habillé
comme un chienlit ! avec un froid comme il y en a !
c'est vraiment un crime ! " Ce qui la tracassait
surtout, c'est qu'il mette pas son pardessus. Il en
avait un à papa. On m'envoyait pour me rendre compte,
moi qu'avais pas l'âge je pouvais passer le tourniquet
franco sans payer.
Il était là derrière la grille, en troubadour. Il était redevenu tout
souriant RODOLPHE. " Bonjour ! qu'il me faisait.
Bonjour, mon petit fi !... Tu la vois hein ma Rosine
?... " Il me désignait plus loin que la Seine, toute la
plaine... un point dans la brume... " Tu la vois ? " Je
lui disais " oui ". Je le contrariais pas. Mes parents,
je les rassurais. Tout esprit RODOLPHE !
A la fin de 1913, il est parti dans un cirque. On a jamais pu savoir ce
qu'il était devenu. On l'a jamais revu.
(Mort à crédit, Gallimard, 1990, p.63).
**********************
* GUSTIN SABAYOT.
A la clinique où je fonctionne,
à la Fondation Linuty on m'a déjà fait mille réflexions
désagréables pour les histoires que je raconte... Mon
cousin GUSTIN SABAYOT, à cet égard il est formel
: je devrais bien changer mon genre. Il est médecin lui
aussi, mais de l'autre côté de la Seine, à la
Chapelle-Jonction. (...) GUSTIN lui à la Jonction
ça fait trente ans qu'il pratique. Les miens, mes
pilons, j'y pense, je vais les envoyer un beau matin à
la Villette, boire du sang chaud. Ça
les fatiguera dès l'aurore. Je ne sais pas bien ce que
je pourrais faire pour les dégoûter...
(...) Il me connait bien
GUSTIN. Quand il est à jeun il est d'un excellent
conseil. Il est expert en joli style. On peut se fier à
ses avis. Il est pas jaloux pour un sou. Il demande plus
grand-chose au monde. Il a un vieux chagrin d'amour. Il
a pas envie de le quitter. Il en parle tout à fait
rarement. C'était une femme pas sérieuse. GUSTIN,
c'est un cœur d'élite. Il
changera pas avant de mourir. Entre temps il boit un
petit peu...
(...) GUSTIN SABAYOT,
sans lui faire de tort, je peux bien répéter quand même
qu'il s'arrachait pas les cheveux à propos des
diagnostics. C'est sur les nuages qu'il s'orientait. En
quittant de chez lui il regardait d'abord tout en haut :
" Ferdinand,
qu'il me faisait, aujourd'hui ça sera
sûrement des rhumatismes ! Cent sous !... " Il lisait
tout ça dans le ciel. Il se trompait jamais de beaucoup
puisqu'il connaissait à fond la température et les
tempéraments divers.
- Ah ! voilà un coup de canicule après les fraîcheurs !
Retiens ! C'est du calomel tu peux le dire déjà ! La
jaunisse est au fond de l'air ! Le vent a tourné... Nord
sur l'Ouest ! Froid sur Averse !... C'est de la
bronchite pendant quinze jours ! C'est même pas la peine
qu'ils se dépiautent !... Si c'est moi qui commandais,
je ferais les ordonnances dans mon lit !... Au fond
Ferdinand dès qu'ils viennent c'est des bavardages !...
- Tu les crois malades ?... Ça
gémit... ça rote... ça titube... ça pustule... Tu veux
vider ta salle d'attente ? Instantanément ? même de ceux
qui s'en étranglent à se ramoner les glaviots ?...
Propose un coup de cinéma !... Un apéro gratuit en face
!... tu vas voir combien qu'il t'en reste... S'ils
viennent te relancer c'est d'abord parce qu'ils
s'emmerdent. T'en vois pas un la veille des fêtes...
Aux malheureux, retiens mon
avis, c'est l'occupation qui manque, c'est pas la
santé... Ce qu'ils veulent c'est que tu les distrayes,
les émoustillent, les intriguent avec leurs renvois...
leurs gaz... leurs craquements... que tu leur découvres
des rapports... des fièvres... des gargouillages... des
inédits !... Que tu t'étendes... que tu te passionnes...
C'est pour ça que t'as des diplômes... Ah ! s'amuser
avec sa mort tout pendant qu'il la fabrique, ça c'est
tout l'Homme, Ferdinand ! Ils la garderont leur
chaude-pisse ! leur vérole, tous leurs tubercules. Ils
en ont besoin ! Et leur vessie bien baveuse, le rectum
en feu, tout ça n'a pas d'importance ! Mais si tu te
donnes assez de mal, si tu sais les passionner, ils
t'attendront pour mourir, c'est la récompense ! Ils te
relancerons jusqu'au bout.
Quand la pluie revenait un coup entre les cheminées de l'usine
électrique : " Ferdinand ! qu'il m'annonçait, voilà les
sciatiques !... s'il en vient pas dix aujourd'hui, je
peux rendre mon papelard au Doyen ! " Mais quand la suie
rabattait vers nous de l'Est, qu'est le versant le plus
sec, par-dessus les fours Bitronnelle, il s'écrasait une
suie sur le nez : " Je veux être enculé ! tu m'entends !
si cette nuit même les pleurétiques crachent pas leurs
caillots ! Merde à Dieu !... Je serai encore réveillé
vingt fois !... (Mort à crédit, Gallimard, 1990, p.
21).
**********************
* SEVERINE.
- Tu t'es fait couper les
cheveux SEVERINE ? que je remarquai. - Faut bien
! C'est la mode ! qu'elle a dit. Et puis les cheveux
longs avec la cuisine d'ici, ça retient toutes les
odeurs... - Ton cul y sent bien pire ! que dérangé dans
ses comptes par notre bavardage l'interrompit Martrodin.
Et ça les empêche pourtant pas tes clients... - Oui,
mais c'est pas pareil, que rétorqua la
SEVERINE,
bien vexée. Y a des odeurs pour toutes les parties... Et
vous patron voulez-vous que je vous dise un peu quoi que
vous sentez ?... Pas seulement une seule partie de vous,
mais vous tout entier !
Elle était bien mise en colère
SEVERINE. Martrodin ne voulait pas entendre le
reste. Il se remit en grognant dans ses sales comptes.
Il avait enlevé son tablier et puis son gilet pour mieux
compter. Il peinait. Du fond invisible du débit nous
parvenait un cliquetis de soucoupes, le travail de
Robinson et de l'autre plongeur. Martrodin traçait des
larges chiffres enfantins avec un crayon bleu qu'il
écrasait entre ses gros doigts d'assassin. La bonne
roupillait devant nous, dégingandée à pleine chaise. De
temps en temps, elle reprenait dans son sommeil un peu
de conscience.
- Ah ! mes pieds ! Ah ! mes
pieds ! qu'elle faisait alors et puis retombait en
somnolence. Mais Martrodin s'est mis à la réveiller d'un
bon coup de gueule : - Eh ! SEVERINE ! Emmène-les
donc dehors tes bicots ! J'en ai marre moi... Foutez-moi
tous le camp d'ici, nom de Dieu ! Il est l'heure.
Eux les Arabes ne semblaient
pas pressés du tout malgré l'heure. SEVERINE
s'est réveillée à la fin. " C'est vrai qu'il faut que
j'y aille ! qu'elle a convenu. Je vous remercie patron !
" Elle les emmena avec elle tous les deux les bicots.
Ils s'étaient mis ensemble pour la payer. - Je les
fais tous les deux ce soir, qu'elle m'expliqua en
partant. Parce que dimanche prochain je pourrai pas à
cause que je vais à Achères voir mon gosse. Vous
comprenez samedi prochain c'est le jour de la nourrice.
Les Arabes se levèrent pour la
suivre. Ils n'avaient pas l'air effronté du tout. SEVERINE les regardait quand même un peu de travers
à cause de la fatigue. " Moi, je ne suis pas de
l'avis du patron, j'aime mieux les bicots moi ! C'est
pas brutal comme les Polonais les Arabes, mais c'est
vicieux... Y a pas à dire c'est vicieux... Enfin, ils
feront bien tout ce qu'ils voudront, je crois pas que ça
m'empêchera de dormir ! - Allons-y ! qu'elle les a
appelés. En avant les gars ! "
Et les voilà donc partis tous
les trois, elle un peu en avant d'eux. On les a vus
traverser la place refroidie, plantée des débris de la
fête, le dernier bec de gaz du bout a éclairé leur
groupe brièvement blanchi et puis la nuit les a pris. On
entendit encore un peu leurs voix et puis plus rien du
tout. Il n'y avait plus rien.
(Voyage, Gallimard,
folio, p.314).
*************************
* Comte Otto von SIMMER.
" Mais d'abord ici, je dois vous
présenter au Landrat... "
Il arrête l'auto...
" Là maintenant, je dois vous prévenir, le comte Otto von SIMMER
n'est pas tout jeune... ni très commode... c'est un
Landrat de " réserve ", si j'ose dire !... de
l'aristocratie prussienne, son père a été gouverneur du
grand duché " Nord et Schleswig "... lui a été colonel
pendant l'autre guerre, il a fait Verdun, uhlan à pied,
blessé à Douaumont, il boite, vous verrez, il n'aime pas
du tout les Français, ni les Russes, ni les nazis, ni
les Polonais, ni personne... je crois tout de même qu'il
aime assez la baronne von Leiden... vous le verrez
là-bas à Zornhof... vous vous amuserez... vous ne direz
rien, bien entendu... moi, il me hait, d'abord comme
plus jeune que lui, puis comme médecin, puis comme S.S.,
et puis parce que je vois la baronne... je vais tout de
même vous le faire connaître, il faut ! "
En avant donc !... une autre
grande place !... et encore une autre !... c'est ici
!... deux vieux factionnaire en civil... chassepots,
brassards... L'Hôtel du Landrat...
" Attendez-moi !... je monte lui parler... il viendra vous voir... si il
veut !... "
Les factionnaires, garde-à-vous ! Harras passe, monte... dix minutes il
redescend avec le Landrat... un birbe de bien
soixante-dix ans, très mal rasé, pas de bonne humeur,
grincheux... il vient se rendre compte... qui c'est nous
?... d'abord moi, et puis les deux autres... un petit
salut et b'jour !... b'jour ! en français... je
vois la figure là de tout près, rides et poils... tout
de même dirais-je fine, une certaine beauté... presque
féminine, de vieille femme... les yeux gris, absolument
gris... oh, il regarde droit, pas vieillard du tout...
" Ils vont chez les von Leiden ?
- Oui, je les emmène !
- Gut !... gut ! "
Poignée de main chacun... c'est
assez !... salut militaire !... pour Lili, il
s'incline... et demi-tour !... il remonte chez lui...
les marches... là il a du mal... il boite plus que
moi... je crois une fracture de la hanche... il
disparaît... je ne vous ai pas parlé de sa tenue...
dolman à brandebourgs, colonel... bottes à galons d'or,
éperons d'or de même, moustaches à la Guillaume II, mais
pauvres, deux touffes...
" Il ferait pas mal dans un ballet !
- Quel ballet ?
- Ballets russes, 1912, Châtelet !
- Vous trouvez ?... vous verrez celui de Zornhof ! encore plus pour votre
ballet !... et encore plus vieux !... celui-ci, c'est
rien ! "
[...] Je remarque comme ce
SIMMER est poudré, et rouge à lèvres, et les ongles
faits... il serait un peu pédéraste ?... ça
l'empêcherait pas bien sûr de faire ce qu'il faut à la
baronin... bien rares sont les stricts invertis,
la plupart ont de nombreux enfants, pères et grands
-pères exemplaires... lui là, SIMMER, porte
bagues, même un très gros cabochon et une chevalière à
ses armes et une améthyste et au petit doigt, un grand
camée... en plus de ses trois croix de fer... il est
croyant, je lui vois un long sautoir en or avec un
Saint-Esprit au bout... j'ai su après... tous étaient
bourrés... je crois qu'ils s'entendraient pas mal avec
des réfugiés comme eux, bien nantis, des Carbuccia par
exemple, des Gallimard, les Laval, mais nous là, hâves
penailleux, pourquoi on n'étaient pas pendus ? le vrai
rideau de fer c'est entre riches et les miteux... les
questions d'idées sont vétilles entre égales fortunes...
l'opulent nazi, un habitant du Kremlin, l'administrateur
Gnome et Rhône, sont culs chemises, à regarder de près,
s'échangent les épouses, biberonnent les mêmes Scotch,
parcourent les mêmes golfs, marchandent les mêmes
hélicoptères, ouvrent ensemble la chasse, petits
déjeuners Honolulu, soupers Saint-Moritz !... et merde
du reste !...
(Nord, Folio, septembre 1991, p. 160).
*************************
* SOPHIE.
Six mois passèrent ainsi,
bon gré, mal gré, et puis une vacance survint dans notre
personnel et nous eûmes tout à fait besoin d'une
infirmière bien au courant pour les
massages, la nôtre
était partie sans avertir pour se marier.
Un grand nombre de belles filles se présentèrent pour ce poste, et nous
n'eûmes en sorte que l'embarras du choix parmi tant de
solides créatures de toutes nationalités qui affluèrent
à Vigny dès qu'eut paru notre annonce. En fin de compte,
nous nous décidâmes pour une slovaque du nom de
SOPHIE dont la chair, le port souple et tendre à la
fois, une divine santé, nous parurent, il faut l'avouer,
irrésistibles.
Elle ne connaissait cette SOPHIE que peu de mots en français, mais
je me disposais quant à moi, c'était bien la moindre des
complaisances, à lui donner des leçons sans retard. Je
me sentis d'ailleurs à son frais contact un renouveau de
goût pour l'enseignement. Baryton avait tout fait
cependant pour m'en dégoûter. Impénitence ! Mais quelle
jeunesse aussi ! Quel entrain ! Quelle musculature !
Quelle excuse ! Elastique ! Nerveuse ! Etonnante au
possible ! Elle n'était diminuée cette beauté par aucune
de ces fausses ou véritables pudeurs qui gênent tant les
conversations trop occidentales. Pour mon compte et pour
tout dire, je n'en finissais plus de l'admirer. De
muscles en muscles, par groupes anatomiques, je
procédais... Par versants musculaires, par régions...
Cette vigueur concertée mais déliée en même temps,
répartie en faisceaux fuyants
et consentants tour à tour, au palper, je ne pouvais me
lasser de la poursuivre... Sous la peau veloutée,
tendue, détendue, miraculeuse...
(...) Après quelque temps de vie
commune, nous étions certes toujours heureux de la
compter parmi nos infirmières, mais nous ne pouvions
cependant nous empêcher de redouter qu'elle se mette à
déranger un jour l'ensemble de nos infimes prudences ou
prenne simplement soudain un beau matin conscience de
notre miteuse réalité... Elle ignorait encore la somme
de nos croupissants abandons SOPHIE ! Une bande
de ratés ! Nous l'admirions,
vivante auprès de nous, rien qu'à se lever, simplement,
venir à notre table, partir encore... Elle nous
ravissait...
(...) Elle possédait SOPHIE cette démarche ailée, souple et précise
qu'on trouve, si fréquente, presque habituelle chez les
femmes d'Amérique, la démarche des grands êtres d'avenir
que la vie porte ambitieuse et légère encore vers de
nouvelles façons d'aventures... Trois-mâts d'allégresse
tendre, en route pour l'Infini... (...) Question de la
surprendre, de lui faire perdre un peu de cette superbe,
de cette espèce de pouvoir et de prestige qu'elle avait
pris sur moi, SOPHIE, de la diminuer, en somme,
de l'humaniser un peu à notre mesquine mesure, j'entrais
dans sa chambre pendant qu'elle dormait.
C'était alors un tout autre spectacle SOPHIE, familier celui-là et
tout de même surprenant, rassurant aussi. Sans parade,
presque pas de couvertures, à travers du lit, cuisses en
bataille, chairs moites et dépliées, elle s'expliquait
avec la fatigue...
(...) Fallait la voir après ces
séances de roupillon, toute gonflée encore et sous sa
peau rose les organes qui n'en finissaient pas de
s'extasier. Elle était drôle alors et ridicule comme
tout le monde. Elle en titubait de bonheur pendant des
minutes encore, et puis toute la lumière de la journée
revenait sur elle et comme après le passage d'un nuage
trop lourd elle reprenait, glorieuse, délivrée, son
essor...
On peut baiser tout ça. C'est bien agréable de toucher ce moment où la
matière devient la vie. On monte jusqu'à la plaine
infinie qui s'ouvre devant les hommes. On en fait : Ouf
! Et ouf ! On jouit tant qu'on peut dessus et c'est
comme un grand désert...
Parmi nous, ses amis plutôt que ses patrons, j'étais, je le crois, son
plus intime. Par exemple elle me trompait régulièrement,
on peut bien le dire, avec l'infirmier du pavillon des
agités, un ancien pompier, pour mon bien qu'elle
m'expliquait, pour ne pas me surmener, à cause des
travaux d'esprit que j'avais en route et qui
s'accordaient assez mal avec les accès de son
tempérament à elle. Tout à fait pour mon bien. Elle me
faisait cocu à l'hygiène. Rien à dire.
(Voyage au bout de la nuit, Livre de poche, 1956, p. 468).
*****************************
* HERVE SOSTHENE DE
RODIENCOURTZ.
" - Français ! je le
suis oui certes ! Attention ! ... Et de bonne souche !
Et je m'en flatte ! Sans orgueil ! Et c'est ainsi !
juste fierté !... Mais initié ! C'est autre chose !...
Ah ! tout est là ! J'ai beaucoup fait pour ma Patrie !
Moi qui vous parle !...
Explorateur, mon jeune ami... Explorateur... Dois-je
mourir ?... Voyez mon costume !... Initié jeune homme
!... Initié !...
Il se rapprochait encore, il me
le chuchotait... dans l'ardeur ! à mots pressés... - Le
Thibet ! Ah le Thibet ! J'y ai songé... Oui !... J'ai
songé !... Je l'avoue !... forfait... aux premiers
appels du cor !... Chasseur à pied jeune homme...
Chasseur à pied !... Officier de réserve !... à
reprendre du service !... dans ma cinquante-septième
année !... Vous le verrez sur mon Etat !... courir
m'offrir à Galliéni... Je l'ai connu !... Polytechnique
!... Et puis n'est-ce pas... la réflexion... J'ai mieux
à faire ! avec mes dons !... mon œuvre ! mes travaux
!... périr au moment précis où les ténèbres se déchirent
?... Vous saurez plus tard !... Le banal devoir !... ce
serait un suicide !... et quel suicide !... Vous
apprendrez un jour peut-être... Attention !... Au
fait... me voici !... Il me tend sa carte.
HERVE SOSTHENE DE RODIENCOURT
Prospecteur Agrée
des Mines
Explorateur des Aires
Occultes
Ingénieur Initié.
- Ce nom ne vous dit rien ?
Evidemment !... Je restais coi... - Je m'en doutais...
Jeune et ignorant !... Tout y est... L'un rejoint
l'autre !... Le Thibet Monsieur, c'est moi !... Les
connaissances du Thibet ? Toutes les connaissances du
Thibet ? Là ! vous m'entendez !... elles sont là !
Il se frappe le front. - Vous
n'avez point suivi la Mission Bonvallot ?... Non ?...
Vous ignorez tout ?... Il me toise. - Bonvallot ?...
Etrange !... Etrange !... Il se ravise. - Au fond tant
mieux !... à l'oreille : Quel charlatan ce Bonvallot
!... Quelle canaille !... C'est tout !... Entre nous
!... Un clown !... Il l'a jamais vu, le Thibet ! Quel
vantard !... Lui, le Gaourisankar ? Oh ! là là ! Il
s'esclaffe rien que d'y penser ! à ce Bonvallot ! Il
glousse... Il l'aurait pris pour le Mont d'Or ! Quel
Bonvallot ! Quel escroc !... Sacré Bonvallot !... Agent
de l'Angleterre !... des Trusts !... Le bandit
international le plus haut du monde !... Gaourisankar !
7022 mètres !... Tout s'explique ! Vendu Bonvallot !...
Quel traître !...
- Vous n'avez jamais exploré ?
qu'il daigne s'enquérir. - Non... non pas beaucoup...
J'admets. - Vous cherchez vraiment du travail ?... - Ah
oui alors ! sûr et certain !... - Savez-vous monter à
cheval ? Quelle question ! - Ah ! là là ! vous pouvez me
croire ! ah là plutôt ! Un petit peu ! je sais tout
faire moi question cheval !... Je sais les panser ! je
sais les seller ! je sais les faire boire, les faire
trotter ! galoper ! sauter ! doubler ! valser !... Tout
ce que vous voudrez !... Et des références hein ! Cinq
ans !... J'ai couché moi avec les chevaux ! j'ai mangé
avec ! j'ai mangé leurs crottes de chevaux ! que j'en ai
encore plein la bouche ! C'est vous dire ! vous dire !
Que je cabre encore ! que je rue ! que je suis presque
cheval ! de vous à moi ! entre nous ! plus qu'à moitié
!... Il a bien fallu ! Est-ce que ça pourrait vous
suffire ?
- Bon ! Bon ! Je hennis pour
qu'il m'entende bien qu'il se figure pas que c'est des
mensonges. Ah ! forte impression ! - Je crois que ça
peut aller... Il acquiesce. " (Guignol's band,
folio, Gallimard, p.317).
************************
* SWOBODA.
- Après le général
SWOBODA, c'est moi ! moi le second !...
- Certainement Restif !
- Après lui, moi !
- Alors ?
- Vous allez voir le travail !...
- Je veux bien voir n'importe quoi... je suis prêt à tout, Restif !
- Maintenant vous allez voir le juif... moi, il sait... depuis longtemps
il sait... vous regardez-le !...
Là, il me montre... un homme à barbiche poivre et sel... teint foncé,
très, olivâtre... le nez à effet, busqué comme... le
regard noir, à effet aussi... ça devait être comme ça
aux Balkans... généraux fardés, nez d'autorité, je
dirais arrangés chirurgicalement, heureux qu'on n'ait
plus Le Vigan, il se voyait doublé, il faisait un coup
de sang...
Que je vous raconte cette salle d'attente, ils avaient fait de l'ordre...
quatre fauteuils et quatre tabourets... c'est tout...
Le général va s'assoir, il me
tend la main, cordial, je dirais presque sympathique...
il a de l'accent... je dirais plutôt l'accent russe que
balkanique... naturel roulant, chantant, pas guttural...
pas du tout turc...
- Je vous prie madame, tout mon respect !... et vous
Docteur, mon amitié!... nous allons parler à côté... ici
n'est-ce pas tous ces trains !... ces gens !... ce bruit
!... vous venez avec nous Restif ?...
Nous le suivons... je le vois de dos... grand maigre et presque bossu...
à côté c'est un bureau, des classeurs, un fichier...
quatre fichiers... le téléphone sonne... il répond...
juste ! ja !... que des ja !... et puis
nein !... il raccroche... il lit un papier... il
parcourt... marmonne... il ôte son monocle... à nous
!...
- Docteur, n'est-ce pas , Restif vous a dit... Restif sait tout... je veux
qu'il sache... il doit savoir... si je m'absente je veux
quelqu'un pour répondre... vous me comprenez ?... ici,
je commande, cette gare et les trains... mais là-haut,
d'en haut, d'au bout du fil on me commande, moi ! je
reçois des ordres !... toujours quelqu'un ici n'est-ce
pas ?... responsable !
[...] Bien !... y avait des dessous... je les saurais les dessous, un
moment... le général se lève... " au revoir " !... il
s'en va... on entend sa voix dehors... il parle...
Restif écoute... plus rien...
- Docteur, maintenant à mon tour !
Il se lève, il va à la porte, il l'ouvre, plus personne ?... non !... il
revient...
- Docteur, vite !... vous devez vous douter... toute cette gare ici n'est
qu'un piège... tous ces gens des trains sont à
liquider... ils sont de trop... vous aussi vous êtes de
trop... moi aussi...
- Comment savez-vous ?
- Docteur, je vous expliquerai plus tard... maintenant il faut vous
attendre... vite !... ça sera fait cette nuit...
- Pourquoi ?
- Parce qu'ils n'ont plus de places dans les camps... et plus de
nourriture... et que dehors ça se sait...
- Dehors où ?
- En Amérique !
- Qu'ils n'ont plus de place dans les camps ? Il me fait rêver... à
Zornhof alors ? à Rostock ?...
- Oui, mais les Russes !
- C'est vrai y a les Russes... on en parle toujours, on les voit jamais...
- Restif est très renseigné.
- On doit les arrêter ici !... ici même à Hanovre... le général SWOBODA
a servi longtemps chez les Russes, il les connaît...
[...] Des Allemands là en
position !... et d'autres schnell qu'on se magne
!... ils veulent bien qu'on passe... mais vite ! vite
!... au moins quatre... cinq... six mitrailleuses... en
position... tirer sur la gare !... vers la gare... d'où
nous venons... Restif avait pas menti !... et...
- Branng !
Toute la terre sursaute ! pire ! comme fond !... et l'air ! là ça y est !
Restif avait pas menti... broum ! un autre !...
pas loin !... on peut voir ! les feux des canons !...
rouges !... verts ! non ! plus courts ! des obusiers
!... tout sur la gare !...
(Rigodon, Folio, octobre 1988, p. 149).
***********************
* TANDERNOT.
Le soir, nous nous retrouvions à l'apéritif, les dernières corvées
exécutées avec un agent auxiliaire de l'Administration,
M. TANDERNOT, qu'il s'appelait, originaire de La
Rochelle. S'il se mêlait aux commerçants, TANDERNOT,
c'était seulement pour se faire payer l'apéritif.
Fallait bien. Déchéance. Il n'avait pas du tout
d'argent. Sa place était aussi inférieure que possible
dans la hiérarchie coloniale. Sa fonction consistait à
diriger la construction de routes en pleines forêts. Les
indigènes y travaillaient sous
la
trique de ses miliciens évidemment.
Mais comme aucun
blanc ne passait jamais sur les nouvelles routes que
créait TANDERNOT et que d'autre part les noirs
leur préféraient aux routes leurs sentiers de la forêt
pour qu'on les repère le moins possible à cause des
impôts, et comme au fond elles ne menaient nulle part
les routes de l'Administration à TANDERNOT, alors
elles disparaissaient sous la végétation fort
rapidement, en vérité d'un mois à l'autre, pour tout
dire.
- J'en ai perdu l'année dernière pour 122 kilomètres ! -
nous rappelait-il volontiers ce pionnier fantastique à
propos de ses routes. - Vous me croirez si vous voulez
!...
Je ne lui ai
reconnu pendant mon séjour qu'une seule forfanterie,
humble vanité, à TANDERNOT, c'était d'être lui,
le seul Européen qui puisse attraper des rhumes en
Bragamance par 44 degrés à l'ombre... Cette originalité
le consolait de bien des choses...
" Je me suis encore enrhumé comme une vache ! " qu'il annonçait assez
fièrement à l'apéritif. " Il n'y a que moi à qui ça
arrive ! - Ce TANDERNOT, quel type quand même ! "
s'exclamaient alors les membres de notre bande chétive.
C'était mieux que rien du tout, une telle satisfaction.
N'importe quoi, dans la vanité, c'est mieux que rien du
tout.
Une des autres
distractions du groupe des petits salariés de la
Compagnie Pordurière consistait à organiser des concours
de fièvre. Ça n'était pas difficile mais on s'y
défiait pendant des journées, alors ça passait bien du
temps. Le soir venu et la fièvre aussi, presque toujours
quotidienne, on se mesurait. " Tiens, j'ai trente-neuf
!... Dis donc, t'en fais pas, j'ai quarante comme je
veux ! "
(Voyage au bout de la nuit, Livre de Poche, 1968, p.136).
***********************
* TANIA.
Une Polonaise est venue
donc pour remplacer celle qui était malade, dans leur
ritournelle. Elle toussait aussi la Polonaise,
entre-temps. Une longue fille puissante et pâle c'était.
Tout de suite nous devînmes confidents. En deux heures
je connus tout de son âme, pour le corps j'attendis
encore un peu. Sa manie à cette Polonaise c'était de se
mutiler le système nerveux avec des béguins impossibles.
(...) TANIA qu'elle s'appelait ma nouvelle copine de Pologne. Sa
vie était en fièvre pour le moment, je l'ai compris, à
cause d'un petit employé quadragénaire de banque qu'elle
connaissait depuis Berlin. Elle voulait y retourner dans
son Berlin et l'aimer malgré tout et à tout prix. Pour
retourner le trouver là-bas, elle aurait fait n'importe
quoi. Elle pourchassait les agents théâtraux, ces
prometteurs d'engagements, au fond de leurs escaliers
pisseux. Ils lui pinçaient les cuisses, ces méchants, en
attendant des réponses qui n'arrivaient jamais. Mais
elle remarquait à peine leurs manipulations tellement
son amour lointain la prenait tout entière. Une semaine
ne se passa pas dans de telles conditions sans que
survienne une fameuse catastrophe. Elle avait bourré le
Destin de tentations depuis des semaines et des mois,
comme un canon.
La grippe emporta son prodigieux amant. Nous apprîmes le malheur un
samedi soir. Aussitôt reçue la nouvelle, elle
m'entraîna, échevelée, hagarde, à l'assaut de la gare du
Nord. Ceci n'était rien encore, mais dans son délire,
elle prétendait au guichet arriver à temps à Berlin pour
l'enterrement. Il fallut deux chefs de gare pour la
dissuader, lui faire comprendre que c'était bien trop
tard.
Une fois bien assurés avec
TANIA qu'il n'y avait plus de train possible pour
Berlin, nous nous rattrapâmes sur les télégrammes. Au
Bureau de la Bourse, nous en rédigeâmes un fort long,
mais pour l'envoyer c'était encore une difficulté, nous
ne savions plus du tout à qui l'adresser. Nous ne
connaissions plus personne à Berlin sauf le mort. Nous
n'eûmes plus à partir de ce moment que des mots à
échanger à propos du décès. Ils nous ont servi à faire
deux ou trois fois le tour de la Bourse les mots, et
puis comme il fallait nous occuper à bercer la douleur
quand même, nous montâmes lentement vers Montmartre,
tout en bafouillant des chagrins.
(...) Sur la petite place, dans le café qui nous sembla, d'après les
apparences, être le moins coûteux, nous entrâmes.
TANIA me laissait pour ma consolation et la
reconnaissance l'embrasser où je voulais. Elle aimait
bien boire aussi. Sur les banquettes autour de nous des
festoyeurs un peu saouls dormaient déjà. L'horloge
au-dessus de la petite église se mit à sonner des heures
et puis des heures encore à n'en plus finir. Nous
venions d'arriver au bout du monde, c'était de plus en
plus net. On ne pouvait aller plus loin, parce qu'après
ça il n'y avait plus que les morts.
(...) TANIA m'a réveillé dans la chambre où nous avions fini par
aller nous coucher. Il était dix heures du matin. Pour
me débarrasser d'elle je lui ai raconté que je ne me
sentais pas très bien et que je resterais encore un peu
au lit.
La vie reprenait. Elle a fait comme si elle me croyait. Dès qu'elle fut
descendue, je me mis à mon tour en route.
(Voyage au bout de la nuit, Poche, 1956, p.361).
*****************************
* TOINETTE.
Voilà du sifflet, des
pas de course... c'est TOINETTE la fille à Grozot...
elle se sauve, on la voit, elle arrive... son chien
bondit après... Nozor... un brave clebs Nozor... Ils ont
passé les flics au coin... Hop ! on ouvre la porte, elle
s'engouffre...
- M. Empième, votre femme vous cherche.
C'est une commission. Elle est maigre TOINETTE, elle est garce, elle bat
son chien, je l'ai vu un jour... Nozor c'est la bonté
même... un genre d'épagneul mais bâtard, plus haut sur
pattes, les poils moins longs, et une grosse gueule
comme un terre-neuve... il est marrant à regarder... il
est coureur par exemple, une chienne il fout le camp, il
fonce... ça l'agace la môme. Elle lui frappe la gueule
pour un rien et vachement... à coup de manche de
fouet... elle est mauvaise, elle se dissimule... je l'ai
surprise au
coin
des marches où c'est désert, je sortais de chez Bleuze...
tant qu'elle pouvait... Il gémit, il grogne même pas...
Seulement on peut voir sur son nez, y a des marques, des
croûtes, du pus... Je dis rien, c'est con de parler...
Ça il m'aime pas son père...
Je peux pas lui faire de remontrance, j'aurais encore
d'autres histoires... C'est le
bistrot de la rue Gabrielle, charbon en même temps...
après le grand jardin des sœurs.
Il a jamais voulu me livrer, pas une briquette, pas un
bout de braise, même pour les quantités que j'ai droit.
C'est une hostilité chez lui. Il est des P.A.U.C.P.,une
formation très entraînée avec cadres, renseignements et
tout... Patriotes Auxiliaires Unitaires
de Commerce et Police. Ah ! Absolument
redoutables !
C'est eux qui nettoyeront le
plus il paraît d'après les on-dit à la minute H instant
E. Faudrait pas que je me permette de faire la morale à
la môme, de lui foutre une claque à propos de son clebs,
qu'elle lui frappe le nez si sensible, petite ordure...
Brave Nozor ! Ah ! il me fait de la peine... je voudrais
lui foutre une bonne mornifle. Il y a déjà longtemps que
ça me démange. J'ose pas, je suis lâche. Elle le fait
exprès là devant moi, elle me regarde de coin, elle lui
cingle un peu les flancs avec la grosse laisse...
Personne ne dit rien. Personne même remarque. Moi je
remarque, je vois. Y a que ça que je vois moi au fond de
la vie terrestre... la façon qu'on bat les bêtes... et
puis d'un autre sens les mollets musclés des petites
filles... ça suffit comme univers après tout en somme.
Elle a pas de mollets la petite garce. Elle est sèche en jambes... La
figure serait pas vilaine... onze ans douze ans qu'elle
peut avoir... je lui demanderai
pas. Je veux pas lui parler... Elle sait à quoi s'en
tenir sur moi, sur mes forfaits, tout ce qu'on babille,
qu'on accumule, le traître que je suis, médecin marron,
satyre, vendu, avare en plus, fou et idiot. Encore si
j'étais ivrogne éperdu d'alcool, que je roule, on
comprendrait un petit peu, mais je bois que de l'eau,
alors là c'est vraiment du monstre... Voilà comment ils
causent chez elle... c'est des conciliabules terribles.
C'est une permanence... on voit ce que je veux dire, au
coin de la rue Burq... Durantin... au " Coquelicot ",
Vins et Charbon... [...]
- Tu peux pas le laisser
tranquille...
Elle me regarde et ça en dit long. Elle en sait un bout sur mon compte,
elle en a entendu des choses... De quoi que je me mêle ?
Dix ans qu'elle a, peut-être onze ? Ah ! c'est déjà
ficelle finie... et qu'elle comprend pas ce que je lui
demande... pourquoi ça me gêne qu'elle pince Nozor...
C'est moi le dingue en somme...
- Il désobéit tout le temps ! Voilà ce qu'elle me
répond.
- Désobéit quoi ?
- Il a volé des sardines.
- Les sardines à qui ?
- A maman.
- Fallait qu'il ait faim, je remarque.
- Maman aussi elle a faim, papa aussi. [...]
J'écoute d'une oreille... La
môme que je regarde, que je fixe. Satanée menteuse, elle
arrête pas, elle continue, elle lui tire des poils à
présent, comme ça, des petites touffes... sec...ptt !
il pousse des petits cris chaque fois... exprès qu'elle
le fait... que ça me mette à bout moi-même... que je lui
foute une claque. Elle me gaffe en coin, elle attend.
- Toupie saloperie, veux-tu !
- Il a volé des sardines ! elle me répond encore,
rebéqueuse...
- Débine ! que j'y fais. Débine !
Je vais à la porte, j'ouvre
- Fous le camp ! Fous le camp !
(Maudits soupirs pour une autre fois, version B', L'Imaginaire, Gallimard, 2007,
p.166).
**********************
* TOURBILLON.
- Docteur ! Docteur !
Une voix d'en haut... Ah ! y a du spectateur quand même... Non, c'est
Tourbillon au deuxième. Elle regardait pas, elle
dormait... elle m'a entendu. Elle me demande où est
Lucette ? Elle est pas bilieuse Tourbillon. Elle
en veut plus du métro !... Ils y ont passé toute la
nuit, toute la famille !... Ah ! c'est fini bien fini !
Elle y retournera plus jamais, même pour trente six
mille bombes !...
Elle est belle, c'est une déesse de blondeur, de poitrine, de croupe et
tout ! et danseuse, plastique et classique ! et pas les
quinze ans ! Et puis alors cette carnation !
du velours vivant... de la [mot ill.] Je vous parle pas
des yeux, des bleuets doubles, des fleurs prises au
ciel... enfin pas du ciel maintenant... du ciel des
temps radieux... du ciel septième
ciel... tout bleu radieux et fleurs partout... Je vous
ai pas dit pour la chevelure... aux genoux qu'elle lui
cascade... et fine... fine... une eau de vie qui la
recouvre... ondoye... blonde... vous enlace l'âme...
Ah ! c'est terrible à
contempler... je le dis tout cru... je vais la voir
souvent quand même... Elle danse chez Lucette !... La
grande beauté vraiment, la seule, celle qui vous rend
con une seconde, là bigle ergoteux, que vous savez plus
quoi ni quès... je veux dire quand elle se trompe de
loge soi-disant... qu'elle vous passe à poil là tout
contre... et majestueuse avec ça, beauté sûre
d'elle-même... lionne calme... Max la connaît bien...
- Descends ! Descends ! Descends ! qu'il lui fait.
Elle fait pas que danser Tourbillon, elle prépare aussi son bachot,
enfin soi-disant, au cours Clot-Pompille, rue des
Saules... elle doit s'y rendre quatre fois par jour...
Elle préfère la danse chez Lucette... enfin pas à s'en
tuer non plus... C'est la balade qu'elle aime le mieux,
les virées au Bois et puis les glaces à la framboise...
là alors elle s'en ferai crever... alerte pas alerte,
bombes, tonnerre, y a qu'à lui parler de glace, elle
fonce... Les petits fours aussi. Elle traverse Paris,
elle plaque tout pour une plombière à Montrouge, plus
une assiette de feuilletés... Ah ! les déesses c'est
gourmand !
Elle est pas bien réveillée...
- T'as eu peur dis ? et tes parents ?
Elle s'étire. Quel charme ! C'est l'harmonie même... Elle nous sourit là
nous deux vieux... on voit les anges... Y a pas à dire,
c'est une merveille. Elle vous regarde plein les yeux...
Je vois le Max, il se fascine... Il bé bé bégaye son com
com pliment...
- Tour bi billon... guerre ou pas guerre tu dieu vous êtes é blou blou
issante...
Il se fend la gueule de gracieuseté... Sa dent en or étincelle... Ah !
c'est [mot ill.] sa ferveur...
- C'est la plus belle dans le monde
- T'emballe pas, je réponds, c'est à voir. Montre-nous tes nichons !...
(Maudits soupirs pour une autre fois, L'Imaginaire, Gallimard, avril
2007, p.144).
**************************
* TRAUB Franz Oberarzt.
En fait, j'ouvre la
porte, je les vois... ils mettent de l'ordre... l'ordre,
ils font évacuer le palier... et notre chambre... et les
cabinets... et que tout ça sorte ! et oust !...
dégringole ! plus personne à notre étage !... c'est pour
m'arrêter qu'ils viennent ?... tout de suite j'y pense
... je voudrais voir cet officier ?... ah, le voilà !...
je le connais ! sapé, pardon !... quatre épingles !...
la dague au côté ! ceinturon, vareuse, croix de fer !...
pantalon gris, pli impeccable... gants " beurre frais
"... il est venu me voir en grande tenue... seulement
pour venir me voir ? hmm !... y a plus personne sur le
palier... dégagé !... plus que son escorte... enfin,
deux, trois escouades en armes... bon !... j'attends.
[...] Pourquoi cette visite
sur son 31 ?... pantalon à plis et la dague !... et la
croix gammée ? et toute cette escorte ? plein le
palier... je voyais pas... enfin, il parle... il s'y
met...
" Collègue, je venais vous demander quelque chose... "
Il parle français sans trop d'accent... il est net, bref... il m'expose
qu'il a un malade, un blessé plutôt, un opéré, un soldat
allemand... qu'il serait heureux que je vienne le
voir... il s'agit des suites d'une blessure, un éclat
d'obus, qui lui a fait sauter la verge... que ce blessé,
soldat allemand, homme marié, voudrait avoir une verge "
postiche "... que de telles verges, verges de prothèse,
sont dans le commerce, mais seulement en France !... un
seul fabricant pour l'Europe... que lui TRAUB
pourrait s'adresser à Genève, à la Croix-Rouge... mais
que ce serait beaucoup mieux si j'écrivais directement
moi-même à Genève et pour un prisonnier blessé...
soi-disant !... soi-disant !... que la Croix-Rouge était
gaulliste... les prisonniers français aussi gaullistes
!... moi aussi, gaulliste !... alors ?
[...] A ce moment-là TRAUB change de figure, de
mine... là, devant moi !... soudain, là !... il me parle
autrement... il me parlait comme à la légère et de de
Brinon et de la baignoire... maintenant il me parle très
sérieusement... encore de prostate ! mais de la sienne
!... sa prostate à lui !... " est-ce que je suis un peu
spécialiste ?... " oh non !... mais je connais un peu...
il a des ennuis... il urine souvent, comme Brinon... "
combien de fois par nuit ?... et par jour ? " je
demande... " cinq... six fois... "
" Voulez-vous m'examiner ?
- Mais certainement !... "
Je passe mon doigtier... la vaseline... il se déculotte... son beau
pantalon gris à pli... il s'agenouille sur mon grabat...
il n'enlève pas sa tunique, ni son ceinturon, ni sa
dague... je lui fais son
toucher... oui !... exact!... sa prostate est très
élargie... même, il me semble un peu dure...
" Oh ! tout ça peut très bien attendre !... avec un régime très sévère
!... votre prostate rentrera dans l'ordre !
- Très bien !... très bien mon cher collègue !... mais pour l'alimentation
?
- Des nouilles !... seulement des nouilles !... c'est tout ! "
Il est d'accord ! il rajuste son pantalon... son ceinturon, son
révolver...
" Parfaitement, Collègue ! parfaitement ! - Dans un mois vous revenez me
voir !... nous verrons si ça va mieux !... "
C'est moi maintenant qui décide
!... ainsi, sans le berner du tout, très honnêtement, de
mois en mois je serai plus tranquille... je pouvais
craindre... pourquoi tous ces hommes sur le palier ?
cette escorte ? et en armes ?... j'étais bien près de
lui demander... j'ai jamais su... peut-être que c'était
du bide, tout ce qu'il m'avait dit ?... tout de même la
prostate j'étais sûr... enfin voilà, il se lève, il s'en
va... ah ! encore un mot !...
" Vous passez demain à l'hôpital, Collègue ?
- Oui ! oui ! certainement !...
- N'est-ce pas ?... pour la verge !... "
Il me parle à l'oreille... il me chuchote...
" La pommade soufrée... un pot !... un pot !... vous voulez ?
- Oh ! certainement !... oh ! grand merci !
- Et puis aussi un peu de café... vous voulez ? "
Il nous gâte...
" Secret ?... secret, n'est-ce pas ?
- La tombe !... la tombe, Confrère ! "
Il ouvre la porte... un mot au
sous-off... et tous les hommes " garde à vous ! fixe ! "
rassemblement ! ils descendent... le collègue fritz
TRAUB passe le dernier ! tout ça s'en va !...
pourquoi ils sont venus ?... j'ai jamais bien su... pour
m'arrêter ?... peut-être pas... en tout cas une chose,
TRAUB est revenu me voir... je l'ai tenu pendant
sept mois aux nouilles et à l'eau... il allait mieux...
et puis il est plus revenu... j'ai plus jamais eu de ses
nouvelles !... une raison au fond de tout ça, sans
doute... jamais su !... je me la suis faite la raison...
vite ! un jour c'est un jour !... un jour c'est énorme
des moments... on a eu tout de même du café... oh pas
beaucoup !... et aussi de la pommade au soufre... pas
beaucoup non plus...
(D'un château l'autre, Folio, juillet 1988, p.381).
********************
* COMTESSE TULFF-TCHEPPE.
Il nous présente à la comtesse
TULFF-TCHEPPE... elle enfin ! on peut dire
qu'elle s'est fait attendre !... on parle d'elle depuis
trois mois !... elle ma doué ! c'est un
pastel ! plus maquillée que le Landrat !... et bien plus
de bijoux, trois sautoirs !... un face-à-main serti
brillants... une haute canne " Régence " pommeau
ciselé... perruque blonde, certainement moumoute... à
gros chignon... la tragédie de toutes les femmes, peuple
ou du monde, si elles se raccrochent elles font
maquerelles... elles se laissent aller ?... dames
patronnesses, plus bonnes qu'à pleurer, toiletter les
morts... oh, que la Nature est sévère !...
Cette dame, comtesse TULFF Von TCHEPPE n'est pas méprisante du
tout, au contraire... comme elle est heureuse de nous
voir ! ravie !... elle s'exclame !...
" Vous ici !... français ! quel bonheur !... et tous les trois !... ma
fille vous traite-t-elle convenablement ?... je veux
savoir ! mon gendre est un pauvre infirme, vous le
connaissez !
- Certainement, certainement Madame !
- Tout en votre honneur, chers amis français !... vous
nous ferez le plaisir !... notre très modeste repas ! "
Gloussante !
En fait de modeste repas, je
voyais de ces plateaux d'hors-d'oeuvre et saumon fumé...
poulets en gelée... caviar... et compotes de fruits...
raviers de beurre... comme j'avais pas vu depuis le
Brenner... qu'est-ce qu'ils allaient nous faire après ?
très jolis ces plantureux repas, mais après ? au
Cameroun je connaissais un peu c'était leur mystique,
bien saouler ceux qu'ils allaient mettre à bouillir...
peut-être ce qu'ils nous préparaient ces gens tout à
coup si aimables ?
[...] Mais la comtesse TULFF-TCHEPPE est si heureuse de nous voir,
pleine de mimiques et sourires qu'elle s'occupe plus du
Landrat... toute à nous !... " alors nous
arrivons de Paris ?... tous les trois ? et avec notre
chat Bébert ? "
" Oh oui ! oui ! Madame ! "
Puisqu'elle a l'air si avenante, j'ai bien des questions à poser, je me
risque... je lui demande, très respectueusement, si
là-bas chez elle, le paysage ressemble à celui d'ici ?
plaines ?... plaines ?...
" Oh, plaines bien plus étendues cher Docteur !... très immenses, vous
verrez ! trop grandes immenses, je vous assure ! je
m'ennuie chez moi, mes amis !... je vous
appelle : mes
amis !... vous permettez ?
- Certainement Madame ! grand honneur !
[...] Oh, pas question de
refuser !... lui faisant un tel plaisir... je nous vois
tous les trois en Poméranie ! bon !... bon !... qui
vivra verra !
" Oh, mais nous ne nous connaissons pas ! " C'est vrai, c'est exact !...
En avant donc tous les souvenirs !... nous avons droit !... tous ! tous
!... les plus exaltants ! la France !... Paris !
l'enchantement du Bois de Boulogne ! l'avenue des
Acacias ! le Grand Prix... la bataille des fleurs... je
réponds bien, je connais, je partage son enthousiasme...
mais l'Elysée, je sèche, j'y étais pas !... le Président
de la République... le grand bal de l'Opéra... le fête à
Neuilly... là oh, je me retrouve... comme elle s'est
amusée partout, Madame la Comtesse !... le Moulin Rouge
donc !... le Ciel ! l'Enfer !... l'Abbaye de Thélème
!... comment ?... pourquoi ? son mari, défunt le comte
TULFF von TCHEPPE était président du Comité
Léon-Bourgeois pour l'Allemagne du Nord... tout
s'explique !... ah, M. Léon Bourgeois !... délicatesse !
éloquence !... elle en pleure !... les heures qu'elle a
pu vivre là-bas !... ah, ce Paris !... le paradis !...
partout !... partout ils ont été !... jusqu'aux Puces !
les petits achats si amusants, nous verrons là-bas, chez
elle, en Poméranie ! bibelots !... portraits ! le comte
raffolait des " Puces " !... nous verrions nous-mêmes
ces souvenirs... là-bas un étage entier au château est
meublé " à la parisienne "... certes, la comtesse
connaît l'Europe ! toutes les grandes villes !... et les
villes d'eaux !... villes acceptables, résidences
possibles... mais pour vraiment vivre, joie de vivre,
une seule ville !... nous étions parfaitement d'accord
!... prêts à pleurer avec elle... pas tout à fait les
mêmes raisons... enfin presque...
(Nord, Folio, 1991, p. 372).
********************
* VAN BAGADEN.
Dans le réduit,
l'armateur Van Bagaden... ratatiné au possible...
au fond d'un formidable fauteuil, très desséché, podagre
et quinteux... Van Bagaden ! Il ne peut plus
bouger de son fauteuil... remuer à peine... Il ne quitte
plus jamais son fauteuil, ce réduit... C'est là qu'il
vit, sacre, jure, peste, dort, menace, mange, crache
jaune, et garde tout son or... l'or qui lui arrive par
cent bateaux...
Armateur sur toutes les mers du monde !... Ainsi nous voyons Van
Bagaden, tyran des mers et des navigateurs dans son
antre. Il n'arrête pas de sacrer, jurer, vitupérer son
commis, le malheureux Peter... Celui-ci, toujours auprès
de lui, haut perché sur son tabouret de comptable,
n'arrête pas d'aligner des chiffres... d'additionner...
d'énormes registres... Tout le pupitre est encombré par
ces registres monstrueux...
Le très vieux Van Bagaden,
enrage, menace, momie coriace, maudit ! Peter, à son
gré, ne va jamais assez vite... dans ses comptes...
Van Bagaden, de sa grosse canne, frappe le
plancher... Il se trémousse dans son fauteuil... Il
n'arrête jamais... Peter sursaute à chaque coup de
canne... Le bruit du vacarme, le tohu-bohu du hangar...
Van Bagaden en est excédé... Ses ouvriers
s'amusent donc au lieu de travailler !... Il entend les
fillettes, les rires des ouvrières, les joyeuses
clameurs. Il n'a
donc
plus d'autorité ! Il est trop vieux !... Toutes ces
petites canailles le narguent ! lui échappent !... Il ne
peut plus se faire obéir !
(...) Un capitaine au long
cours pénètre dans le hangar, fend, traverse les
groupes... Il vient avertir le vieux Bagaden... A
l'oreille, il lui murmure quelques mots... Le vieux
Bagaden cogne... recogne... le plancher à toute
volée... Peter sursaute... Bagaden passe à Peter
une petite clef... Peter ouvre le cadenas de son
entrave. Il peut descendre de son tabouret... Il sort du
hangar avec le capitaine...
Au bout d'un moment Peter revient, traînant derrière lui dans un
lourd filet, captive dans ce filet, une énorme masse...
un entassement prodigieux de perles... un formidable
sautoir... un bijou fantastique... tout en perles...
chacune grosse comme une orange... Peter refuse qu'on
l'aide à traîner ce magnifique fardeau jusqu'aux pieds
de son maître Van Bagaden...
La danse est interrompue...
Toute la foule dans le hangar... manœuvres,
marins, ouvriers, ouvrières... commentent admirativement
l'arrivée de ce nouveau trésor. Van Bagaden ne
sourcille pas. Il fait ouvrir à Peter le coffre très
profond qui se trouve juste derrière lui. Peter referme
avec beaucoup de précautions, dans cette petite caverne,
l'extraordinaire joyau... et puis regrimpe sur son
tabouret, refixe la chaîne autour de sa cheville...
ferme le cadenas, remet la petite clef à Van Bagaden,
recommence ses additions...
Et le travail reprend
partout... Un moment passe... et puis un autre capitaine
revient... chuchoter une autre nouvelle à l'oreille du
vieux Van Bagaden... Exactement tout le même
manège recommence. Peter revient cette fois chargé de
coffres et de besaces... d'autres joyaux, doublons...
pierres précieuses... rubis... émeraudes géantes... Tout
ceci encore est enfermé à triple tour, même cérémonie,
derrière le vieux Van Bagaden...
***********************
* VERA.
Marcel : Oh ! Il y avait encore
quatre bouteilles de Pernod quand la police est venue,
et puis deux cents de bière ; vous parlez d'un commerce
!
VERA : Oui, enfin si je comprends bien, Maugerty nous a donnés au
procureur en prévision des élections ; il ne veut plus
rien faire ; il va me faire coffrer ; il a touché assez
d'argent comme ça. Les agents des toxiques le
soupçonnaient, mais il a dû s'arranger avec eux... Ah !
ma petite VERA, il faut sortir de là !
Marcel : Oui, je crois, qu'il vaudrait mieux s'en aller. Moi, je n'ai pas
besoin, je n'ai jamais été vu ; mais vous, hein !...
Mais faites attention. Pour moi, ils vont filer jusqu'au
moment de votre embarquement, et puis là...
VERA : Oui. (Elle songe). J'aime pas ça. (Elle lui met dans la
main un paquet de dollars.) Voilà. Eh bien ! Allez
la retrouver en bas, gardez-la un moment en bas, hein ?
Parfait. Là ! Et puis, dites donc, écrivez-moi donc à
l'American Express, à Paris, hein, à Rodriguez, retenez
bien le nom, hein ! Rodriguez. Allez, filez, mon vieux
!...
VERA va rouvrir à Bardamu.
Bardamu : Eh bien ! On n'était pas trop mal.
VERA : Vous êtes marié ?
Bardamu : Non, Madame.
VERA : Voulez-vous vous marier ?
Bardamu : Avec vous, madame ?
VERA : Oui, avec moi.
Bardamu : Ah bien ! C'est entendu !
VERA, un peu étonnée. Bien, vous êtes simple, vous, vous ne
réfléchissez pas longtemps !
Bardamu : Je vais vous dire ; j'ai écouté derrière la porte ; alors je
suis moins surpris !
VERA : Ah ! Je vous félicite ! Vous vous y mettez vite ; c'est du
chantage, ça mon vieux !
Bardamu : Non, c'est de l'amour ; j'aime les Américaines ; vous êtes
belle, vous avez du muscle, vous dansez, hein ?
VERA : Oui.
(...) Bardamu : Enfin, vous
êtes pour moi la femme idéale. Vous avez aussi cette
forte vacherie anglo-saxonne, qui va bien aux femmes
quand elles sont jolies. Moi, j'en ai assez vu des
latines. Elles aiment trop les hommes, et les latins,
d'ailleurs, ils
ne
pensent qu'à faire l'amour. Quand il y en a un qui n'y
pense pas, il devient dictateur, c'est forcé. Vivent les
Américaines qui méprisent les hommes ! Moi, ça ne me
gêne pas. Et ce qu'il y a de frappant, c'est que c'est
grâce à la photographie !
VERA : Oui, et puis aussi au passeport. Un fois madame Bardamu, la police
américaine sera moins curieuse et elle aimera mieux me
voir partir que rester.
Bardamu : Hi ! Hi ! ça devient drôle, c'est le cinéma qui continue. Ah !
Mais à propos, vous savez que j'ai un petit enfant nègre
?
VERA : .....
Bardamu : Ah ! Oui ! Oh ! C'est un ami que je ne laisserais pas à New York
pour un empire. J'y tiens beaucoup : il a peut-être la
fièvre jaune, ce qui est un charme de plus.
VERA : C'est le petit noir que j'ai vu en bas chez le gardien ?
Bardamu : C'est ça, oui ; il est beau, hein ? C'est un Diabadoulo
authentique !
VERA : Je suis moins emballée que vous.
Bardamu : Oh ! Il ne vous gênera pas beaucoup. Nous ne resterons pas
longtemps ensemble.
VERA : Oh ! Non, évidemment, on divorcera plus tard.
Bardamu : C'est ça !
VERA : Et puis, en attendant, je vous aiderai !
Bardamu : Ah ! bien ! ça tombe bien. Il faut que je m'achète une petite
clientèle à Bois-Colombes et je me demandais comment
j'allais m'y prendre. J'étais un type dans le genre de
Monmouth, mais vous, vous êtes ma partisane, et comme il
me faut dans les vingt mille francs français (il la
regarde), sept cents dollars, quoi, ah ! puis, je
vous les rendrai, je vous les rendrai, moi, Monmouth, il
devait dire ça aussi, hein ?
VERA : On dirait que vous avez fait ça souvent ?
Bardamu : Et vous ?
VERA : Encore plus souvent !
(L'Eglise, Gallimard, 1982, p.120).
************************
* La VIOLETTE.
Celle qui racontait le
mieux, c'était la VIOLETTE, une déjà vioque, une
fille du Nord, toujours en cheveux, triple chignon en
escalade et les longues épingles " papillon ", une
rouquine, elle devait bien avoir quarante piges...
Toujours avec une jupe noire courte, moulante, un
minuscule tablier rose, et de hautes bottines blanches à
lacets et talons " bobines "... Moi, elle m'avait à la
bonne... On prenait tous des hoquets rien qu'à
l'écouter... tellement qu'elle mimait parfaitement...
Elle en avait toujours des neuves... Elle voulait aussi
que je l'encule... Elle m'appelait son " transbordeur "
à la façon que je la bourrais... Elle parlait toujours
de son Rouen ! elle y avait passé douze années dans la
même maison, presque sans sortir... Quand on descendait
à la cave, je lui allumais la bougie... Elle me
recousait mes boutons... c'est un travail que
j'abhorrais !... Je m'en faisais sauter beaucoup... à
cause des efforts du trafic en poussant la voiture à
bras... Je pouvais pas les supporter... Elle voulait me
payer des chaussettes... elle voulait que je devienne
coquet... Y avait longtemps
que j'en mettais plus... des Pereires non plus, faut
être juste... En quittant le Palais-Royal, elle
remontait sur la Villette... tout le long ruban à
pompes... C'était les clients de cinq heures... Là, elle
gagnait encore pas mal... Elle voulait plus être
enfermée... De temps en temps, malgré tout, elle passait
un mois à l'Hospice... Elle m'envoyait une carte
postale... Elle se rappliquait en vitesse ! Je
connaissais ses coups aux carreaux... Je l'ai eue en
bonne amitié pendant près de deux ans... jusqu'à ce
qu'on parte des Galeries... Sur la fin elle était
jalouse, elle avait des bouffées de chaleur... Elle
devenait mauvais caractère...
(...) La VIOLETTE elle
m'a bien prévenu... - Tu te forces ! T'es con ! T'en
auras pas la reconnaissance !... Si tu te crèves... qui
donc va te rambiner ?... C'est pas ton dabe à coup sûr
!... Paye-moi donc une menthe, mon petit pote !... Je
vais te chanter la " Fille à Mostaganem "... Tu vas voir
comme tu vas m'aimer !... Dans ce cas-là elle relevait
sa jupe par devant et par derrière... Comme elle portait
pas de pantalons, ça faisait vraiment la danse du
ventre... Elle se donnait comme ça en plein vent... au
beau milieu de la Galerie... Les autres grognasses elles
rappliquaient... et puis avec presque toujours trois ou
quatre clients chacune... Des pilons, des
paumes-quéquettes, des voyeurs fauchés... " Vas-y,
Mélise ! Pisse pas de travers ! " Elle se la saccadait
bien la fente... Elle se faisait tremblocher la moule
!... Les autres, ils tapaient dans leurs mains, c'était
une vraie frénésie, la danse tunisienne... Toujours ça
ramenait plein de curieux. Après ça, je lui payais sa
menthe... On finissait aux " Emeutes "...
Son coin à la VIOLETTE, c'était plutôt vers la balance, derrière
le plus gros des piliers, dans la Galerie d'Orléans...
Elle prenait pas deux minutes pour tirer un jus... Si
elle piquait un vrai cave, elle l'embarquait au "
Pélican " à deux pas... en face du Louvre... C'était
quarante sous la chambre... Elle aimait bien son Pernod
sec... On lui faisait rechanter sa chanson : L'Orient
Féerique est venu... / S'asseoir sous ma ten-en-te... /
Il avait le cul tout nu... / Un œil
dans le bas-ven-en-tre...
Ça faisait pas bouillir ma marmite... Souvent
elle collait... lancée dans les commérages... Quand je
voulais la faire trisser, j'avais qu'un moyen.
- Rentre !... que je lui faisais... Rentre, la môme ! Tu vas m'aider pour
les ficelles.
- Attends que j'en suce encore un autre !... Attends-moi mon petit
rossignol... Il faut bien que je fasse ma soirée...
Je pouvais jamais compter dessus !... Elle cherchait tout de suite une
esquive... Elle se dégonflait immédiatement... A part le
recousage des boutons qu'était sa manie, j'ai jamais pu
rien en tirer pour des vrais boulots... Elle défaillait
à l'instant même... C'était un moyen magique.
(Mort à crédit, Gallimard, 1990, p.457, 510).
************************
*
VIRGINIA.
Moi, je
m'en fais plus !... puisque c'est la mode !... tant
pis... d'une façon... d'une autre... je reste assis...
je reprends du thé... la petite me verse... Ah ! qu'elle
est belle !... qu'elle est jolie !... quel sourire !...
Tout ça pour moi !... là tous les deux !... Il est drôle
l'oncle... je réfléchis!... Ah ! quelle petite espiègle
mutine... elle est malicieuse sûrement ! Je
voudrais lui reparler du mercure... ça me tracasse... et
puis je n'ose pas... Elle reste plus en place... elle
bondit, pirouette en lutin... dans la pièce tout autour
de moi... Quels jolis cheveux !... quel or !... quelle
gamine !... Si je dis un mot, elle me regarde... elle se
moque un petit peu... je vois... une malice dans ses
yeux bleus !...
[...] Quels
bleus reflets clairs et puis mauves... ses yeux me
prennent tout... C'est vite fait ! j'oublie... je ne
vois plus rien... elle est trop agréable fleur oui une
fleur... je respire... bleuet !... je suis ensorcelé...
tant pis !... Une fillette !... les jupes courtes... les
cheveux blonds éparpillés... Ah ! que c'est beau !...
C'est adorable !... Ah ! je
me
tranquillise !... merde tant pis !... Je devrais pas...
Il nous laisse seuls l'autre biscornu !... Puisqu'on est
là tous les deux !... Ah! je me repose bien dans le
fauteuil... ça me fait un bien effrayant... Je palpite
!... Ah ! quelle est belle cette petite fille... ah !
que je l'adore !... Quel âge elle a ? Je lui demande là
chiche !... Puis non ! j'ose pas !... je prends encore
du thé... je mange rien toujours pour la discrétion...
C'est affreux de mâcher sous son regard... là mastiquer,
baver, sous ses beaux yeux adorables... je pourrais
jamais... j'en mourrais ah !... ah ! la délicatesse d'un
coup !... je ne peux plus, pendu pour pendu !...
j'aurais pas mangé !... je serais mort délicat !... tout
de ferveur pour VIRGINIA !... C'est bien son nom
VIRGINIA ?... Je lui demande alors... j'ose !...
- VIRGINIA ?...
- Yes ! Yes !... une fauvette !
[...] Seulement
pour reprendre encore du thé... Je me remplissais de
thé... C'est elle qui m'a fait bouger... venir à la
persienne... Elle voulait me faire voir une chose... là
dans la persienne... dans le lierre... Ah ! oui ! je
vois dans la lumière... dans l'interstice... le tout
petit œil du moineau... Ah ! il guettait bien lui...
couii !... coui !... Comme c'était c'est vrai
extraordinaire ! un gros moineau ébouriffé et hardi en
somme comme elle !... il attendait... il épiait... il
nous jetait son petit œil rond à travers la fente...
minuscule œil tête d'épingle... tout noir luisant et
couic couic !...
- Il attend aussi...
Ah ! c'était pour moi la réflexion... Elle rit.
Ah ! je le vois
toujours ce piaf... C'est elle qui me l'a fait voir...
Ah ! il reste pas grand-chose, quand on réfléchit, de
toute une vie désagréable à se souvenir, je veux dire
des choses aimables à se rappeler... c'est infime en
somme... les occasions fourmillent pas... Chacun peut se
rendre compte. Moi le petit piaf-là c'est quelque chose
que je retiens encore...
Quand je vois une persienne, du lierre, je pense toujours à ce petit
œil...
(Le pont de Londres, Folio, 1978, p.35).
*****************************
*
VIRGINIE.
Toute blottie contre sa
tante, Virginie ne semble pas très ravie par
cette démonstration... Elle explique à sa tante qu'elle
n'y peut rien... qu'elle est désarmée contre les
extravagances de son Paul. La sorcière de la tribu passe
avec le flacon maudit... Paul saisit son flacon de
liqueur ardente... Il boit... il en est tout ranimé...
Les éléments les plus louches, les plus voyous de la
foule, les escarpes... les matelots ivres, viennent
danser avec les nègres... émoustillés par ce spectacle,
se mêlent à la tribu... aux danses impudiques. Tante
Odile ne cache plus son indignation... Elle ne comprend
plus... Les jeunes gens... les jeunes filles... viennent
goûter aussi cette liqueur... maudite... Ils l'exigent
de la sorcière... Ils perdent alors toute retenue...
aussitôt avalée... leur danse devient extravagante, les
classes, les métiers se mêlent...
Mélange... chaos...
Débardeurs... bourgeois... police... pucelles... tout
est en ébullition... tout le port... Mirella abandonne
son Oscar, qu'elle trouve trop réservé décidément...
dans ses danses... elle étreint Paul qui, lui, est un
luron bien dessalé... Paul ravi... Duo lascif,
provoquant de Paul et Mirella... Paul trouve que Mirella
est trop vêtue encore pour danser au nouveau goût... Il
lui arrache son corsage... sa robe... la voici presque
nue... elle a perdu toute pudeur... La sorcière les fait
boire encore... Tante Odile est outrée... Elle essaye de
raisonner Mirella... Mais la jeunesse s'interpose
déchaînée... On retient tante Odile... Virginie
sanglote dans les bras de sa tante... Elle ne peut plus
rien pour Paul... Paul est maudit... L'esprit du mal est
en lui... Toute la jeunesse... les amis de Mirella tout
à l'heure, les mêmes, chez tante Odile, si finement,
gracieusement réservés et convenables, sont à présent
déchaînés...
Ils arrachent leurs vêtements
à leur tour... contaminés... s'enlacent... se mêlent aux
voyous.... aux prostituées... Ils exigent de la sorcière
toujours plus de liqueur... Virginie n'en peut
plus... Elle va vers Paul, elle essaye de le séparer de
Mirella... de le reprendre... Elle lui fait honte...
Paul la repousse... et ses conseils... " Tu m'embêtes à
la fin... J'aime Mirella ! Elle danse à ma façon !... "
Virginie se redresse sous l'outrage... " Ah !
voici le genre que tu admires ?... Il te faut du
lubrique !... de la frénésie ! Soit !... Tu vas voir !
ce que moi ! je peux faire ! quand je m'abandonne au feu
!... "
Elle va brusquement vers la sorcière, elle se saisit de son grand
flacon... le philtre entier... elle le porte à ses
lèvres... Une gorgée, deux gorgées... elle boit tout...
Toute la foule est tournée vers Virginie la
pudique... à présent narquoise et défiante... La
sorcière veut l'empêcher... Rien à faire !...
Virginie vide tout le flacon... Le délire la saisit
alors... monte en elle... elle arrache ses vêtements et
elle danse avec plus de flamme encore, plus de fougue,
plus de provocations, de lubricité, que tout à l'heure
Mirella...
C'est une furie... une furie
dansante... Jamais encore Paul ne l'avait vue ainsi...
Et cela lui plaît... le subjugue... Il quitte déjà
Mirella et se rapproche de Virginie... Il va
danser avec elle... Mais Mirella, narguée... se
révolte... La colère monte en elle... l'emporte... elle
ne se tient plus... Tout le monde se moque... Alors
Mirella bondit vers un marin, lui arrache son pistolet
d'abordage, à la ceinture, vise et tue Virginie...
Virginie s'écroule... Epouvante générale... On
fait cercle autour de la pauvre Virginie... Paul
est désespéré... Silence... Toute douce... la musique
douloureuse...
(Bagatelles pour un massacre, Voyou
Paul, brave Virginie, Ballet-Mime, Ed.8, Ecrits
polémiques, sept. 2012).
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* LA VITRUVE.
Madame VITRUVE,
ma secrétaire, elle m'en faisait aussi la remarque. Elle
connaissait bien mes tourments. Quand on est si généreux
on éparpille ses trésors, on les perd de vue... Je me
suis dit alors : " La garce de VITRUVE, c'est
elle qui les a planqués quelque part... " Des véritables
merveilles... des bouts de Légende... de la pure
extase... C'est dans ce rayon-là que je vais me lancer
désormais... Pour être plus sûr je trifouille le fond de
mes papiers... Je ne retrouve rien... Je téléphone à
Delumelle mon placeur ; je veux m'en faire un mortel
ennemi... Je veux qu'il râle sous les injures... Il en
faut pour le cailler !... Il s'en fout ! Il a des
millions. Il me répond de prendre des vacances... Elle
arrive enfin, ma VITRUVE. Je me méfie d'elle.
J'ai des raisons fort sérieuses. Où que tu l'as mise ma
belle œuvre ? que je
l'attaque comme ça de but en blanc. J'en avais au moins
des centaines des raisons pour la suspecter...
(...) La mère VITRUVE
tape mes romans. Elle m'est attachée. " Ecoute ! que je
lui fais, chère Daronne, c'est la dernière fois que je
t'engueule !... Si tu ne retrouves pas ma Légende, tu
peux dire que c'est la fin, que c'est le bout de notre
amitié. Plus
de collaboration confiante !... Plus de
rassis !... Fini le tutu !... Plus d'haricots !... "
Elle fond alors en jérémiades. Elle est affreuse en tout
VITRUVE, et comme visage et comme boulot. C'est
une vraie obligation. Je la traîne depuis l'Angleterre.
C'est la conséquence d'un serment. C'est pas d'hier
qu'on se connaît. C'est sa fille
Angèle à Londres qui me
l'a fait autrefois jurer de toujours l'aider dans la
vie. Je m'en suis occupé je peux le dire. J'ai tenu ma
promesse. (...) Je veux pas dire trop de mal de
VITRUVE. Elle a peut-être connu plus de déboires que
moi dans la vie. C'est toujours ça qui me tempère.
Autrement si j'étais certain je lui filerais des trempes
affreuses. C'était au fond de la cheminée qu'elle garait
la Remington qu'elle avait pas fini de payer...
Soi-disant. Je donne pas cher pour mes copies, c'est
exact encore... soixante-cinq centimes la page, mais ça
cube quand même à la fin... Surtout avec des gros
volumes.
Aux cartes, aux tarots
c'est-à-dire, ça lui donnait du prestige cette loucherie
farouche. Elle leur faisait aux petites clientes des bas
de soie... l'avenir aussi à crédit. Quand elle était
prise alors par l'incertitude et la réflexion, derrière
ses carreaux, elle en voyageait du regard comme une
vraie langouste. Depuis les " tirages " surtout elle
gagnait en influence dans les environs. Elle connaissait
tous les cocus. Elle me les montrait par la fenêtre, et
même les trois assassins " j'ai les preuves ! "
(...) la mère VITRUVE elle émanait une odeur poivrée. C'est souvent
le cas des rouquines. Elles ont je crois, les rousses,
le destin des animaux, c'est brute, c'est tragique,
c'est dans le poil. Je l'aurais bien étendue moi quand
je l'entendais causer trop fort, parler des souvenirs...
Le feu au cul comme elle avait, ça lui était difficile
de trouver assez d'amour. A moins d'un homme saoul. Et
en plus qu'il fasse très nuit, elle avait pas de chance
! De ce côté-là je la plaignais.
(...) Après sept heures, en
principe, les petits boulots sont rentrés. Leurs femmes
sont dans la vaisselle, le mâle s'entortille dans les
ondes radios. Alors VITRUVE abandonne mon beau
roman pour chasser sa subsistance. D'un palier à l'autre
qu'elle tapine avec ses bas un peu grillés, ses jerseys
sans réputation. Avant la crise elle pouvait encore se
défendre à cause du crédit et de la manière qu'elle
ahurissait les chalands, mais on la donne à présent sa
fourgue identique en prime aux perdants râleux du
bonneteau. C'est plus des conditions loyales. J'ai
essayé de lui expliquer que c'était la faute tout ça aux
petits Japonais... Elle me croyait pas. Je l'ai accusée
de me dissoudre exprès ma jolie Légende dans ses ordures
même...
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* JEAN VOIREUSE.
Un autre employé
accessoire travaillait en même temps que moi aux
petites besognes du magasin vers 1913 : c'était Jean
VOIREUSE, un peu " figurant " pendant la soirée dans
les petits théâtres et l'après-midi livreur chez Puta.
Il se contentait lui aussi de très minimes
appointements. Mais il se débrouillait grâce au métro.
Il allait presque aussi vite à pied qu'en métro, pour
faire ses courses. Alors il mettait le prix du billet
dans sa poche. Tout rabiot. Il sentait un peu des pieds,
c'est vrai, et même beaucoup, mais il le savait et me
demandait de l'avertir quand il n'y avait pas de clients
au magasin pour qu'il puisse y pénétrer sans dommage et
faire ses comptes en douce avec madame Puta.
Une fois l'argent encaissé, on
le renvoyait instantanément me rejoindre dans
l'arrière-boutique. Ses pieds lui servirent encore
beaucoup pendant la guerre. Il passait pour l'agent de
liaison le plus rapide de son régiment. En convalescence
il vint me voir au fort de Bicêtre et c'est même à
l'occasion de cette visite que nous décidâmes d'aller
ensemble taper notre ancien patron. Qui fut dit, fut
fait. Au moment où nous arrivions boulevard de la
Madeleine, on finissait l'étalage...
- Tiens ! Ah ! vous voilà vous autres ! s'étonna un peu
de nous voir M. Puta. Je suis bien content quand même !
Entrez ! Vous, VOIREUSE, vous avez bonne mine !
Ça va bien ! Mais vous,
Bardamu, vous avez l'air malade, mon garçon ! Enfin vous
êtes jeune ! Ça reviendra !
Vous en avez de la veine, malgré tout, vous autres ! on
peut dire ce que l'on voudra, vous vivez des heures
magnifiques, hein ? là-haut ? Et en l'air ! C'est de
l'Histoire ça mes amis, ou je m'y connais pas ! Et
quelle Histoire !
On ne répondait rien à M. Puta,
on le laissait dire tout ce qu'il voulait avant de le
taper... alors il continuait :
- Ah ! c'est dur, j'en conviens, les tranchées !...
C'est vrai ! Mais c'est joliment dur ici aussi, vous
savez !... Vous avez été blessés, hein vous autres ?
Moi, je suis éreinté ! J'en ai fait du service de nuit
en ville depuis deux ans ! Vous vous rendez compte ?
Pensez donc ! Absolument éreinté ! Crevé ! Ah ! les rues
de Paris pendant la nuit ! Sans lumière, mes petits
amis... Y conduire une auto et souvent avec le ministre
dedans ! Et en vitesse encore ! C'est se tuer dix fois
par nuit !...
- Et les chiens ? demanda VOIREUSE pour être
poli. Qu'en a-t-on fait ? Va-t-on encore les promener
aux Tuileries ?
- Je les ai fait abattre ! Ils me faisaient du tort !
Ça ne faisait pas bien au
magasin !... Des bergers allemands !
- C'est malheureux ! regretta sa
femme. Mais les nouveaux chiens qu'on a maintenant sont
bien gentils, c'est des écossais... Ils sentent un
peu... Tandis que nos bergers allemands, vous vous
souvenez VOIREUSE ?... Ils ne sentaient jamais
pour ainsi dire. On pouvait les garder dans le magasin
enfermés, même après la pluie...
- Ah ! oui, ajouta M. Puta. C'est pas comme ce sacré
VOIREUSE, avec ses pieds ! Est-ce qu'ils sentent
toujours vos pieds, Jean ? Sacré VOIREUSE
va !
A ce moment des clients entrèrent.
- Je ne vous retiens plus, mes amis, nous fit M. Puta
soucieux d'éliminer Jean au plus tôt du magasin.
Et bonne santé surtout ! Je ne vous demande pas d'où
vous venez ! Eh non ! Défense Nationale, avant tout,
c'est mon avis !
A ces mots de Défense
Nationale, il se fit tout à fait sérieux, Puta, comme
lorsqu'il rendait la monnaie... Ainsi on nous
congédiait. Madame Puta nous remit vingt francs à chacun
en partant. Le magasin astiqué et luisant comme un
yacht, on n'osait plus le retraverser à cause de nos
chaussures qui sur le fin tapis paraissaient monstreuses.
- Ah ! regarde-les donc, Roger, tous les deux ! Comme
ils sont drôles !... Ils n'ont plus l'habitude ! On
dirait qu'ils ont marché dans quelque chose !
s'exclamait madame Puta.
- Ça leur reviendra ! fit M.
Puta, cordial et bonhomme, et bien content d'être
débarrassé aussi promptement à si peu de frais.
(Voyage
au bout de la nuit, Livre de poche, 1952, p. 105).
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* Mme von SECKT.
Je vous parle beaucoup
de Mme von SECKT, je vous la fais pas voir... une
personne âgée, menue, toute vêtue de satin violet...
demi-deuil... oh mais pas triste ! toute prête
à rire... nullement abattue par les évènements, s'en
amusant... " des bijoux que je ne portais plus depuis
mon deuil "... elle les avait tous sur elle... trois
sautoirs, bagues, et de très beaux bracelets... " une
châsse, Monsieur Céline, une châsse !... tout ce que
j'ai retrouvé de ma maison !... je suis ridicule,
n'est-ce pas ?... vous trouvez ?... la jeune femme est
coquette pour plaire, la vieille pour avoir l'air riche,
il faut être riche ou disparaître !... tenez mes nièces
venaient me voir à Potsdam... elles allaient bientôt se
marier... ma maison était très vaste, trop importante,
quatre étages, mon mari avait ses bureaux, bien trop
grande pour moi... je pensais à venir par ici finir mes
jours... je leur aurais donné ma maison... Hitler a tout
arrangé, n'est-ce pas ?... est-ce drôle !... où peuvent
être mes nièces ?... je ne les reverrai jamais
sans
doute... moi, où pensez-vous que je finirai ?... à
l'hôtel Brenner ?... encore sous une bombe ? oh,
certainement pas dans l'Oos !... personne n'a jamais pu
s'y noyer !... aucun joueur ! le plus malchanceux !... à
Monte-Carlo tout le monde peut se noyer ! la mer est
là... ici l'Oos est fait exprès pour le Casino !... il
clapote, gazouille, mais ne noie personne, jamais !... "
Mme von SECKT nous
faisait voir, entre les roses, l'endroit où s'élevait,
quelques briques tenaient encore, le " Pavillon des
Philosophes "... où Grimm, Mme de Staël, Constant, se
rencontraient chaque matin... Mme von SECKT venait ici
toute petite, elle connaissait tous les buissons, tous
les sentiers, tous les labyrinthes, désespoir des
gouvernantes !...
[...] Lili pourtant si discrète demande à Mme von SECKT si nous ne
pourrions pas nous promener vers l'autre banc... vers
les platanes, l'ombre... Mme von SECKT nous
racontait comme au " Brenner " jeune mariée, son mari,
alors capitaine, avait provoqué en duel l'ambassadeur du
Brésil à propos d'une rose !... oui !... une rose
pourpre-noire... tombée de haut... sur leur balcon...
des fenêtres de l'ambassadeur !... exprès ! l'accusait
son mari... non ! protestait Son Excellence... l'affaire
s'était arrangée... bien grâce au prince !... " Le
prince Metternich... "
Mme von SECKT avait encore des souvenirs... bien d'autres...
Achtung !... Achtung !... une sirène beugle...
attention ! attention ! et tout de suite une de ces
fanfares !... l'annonce encore d'une victoire ?...
impossible ! depuis au moins deux ans y avait plus que
des reculs... une paix séparée avec la Russie ?... ça se
pouvait !... l'haut-parleur était assez loin... entre
l'hôtel et la roseraie... j'écoute... nous écoutons...
il ne s'agit pas d'une victoire !... Achtung !
Achtung !... mais d'un attentat contre Hitler !...
bouquet !
" Ils ne nous disent pas s'il est mort ?... "
Mme von SECKT remarque... et elle ajoute :
" S'il n'est pas mort ça va être beau... "
(Nord, Folio, 1991, p. 27).
************************
* ALEXANDRE YUDENZWECK .
YUDENZWECK,
téléphone.
Voulez-vous, je vous prie, me
donner le service de l'information... L'information ?
Voulez-vous prendre, je vous en prie, un petit
communiqué. (Il dicte :) " Le délégué tchouco-maco-bromo-crovène
interviewé à la sortie du conseil s'est montré tout à
fait satisfait de l'entretien qu'il venait d'avoir avec
l'ambassadeur de la Péloponie. L'honorable délégué aura
d'ailleurs d'autres entretiens avec ses collègues dans
la journée, en vue de conclure un pacte de neutralité
transitoire ! "... Non !... Non !... Je vous assure, ça
suffit, ne faites pas plus chaud... (Il raccroche. A
MOSAIC :) Si on ne les arrêtait pas, ils feraient
des choses vibrantes, qui cassent tout de suite. Je
passe mon temps à le leur dire, MOSAIC : Il faut faire
des communiqués si anodins que si on les dément on leur
donne encore une espèce de force, le démenti devient
ainsi une sorte de confirmation.
MOSAIC
Je le disais, Alexandre,
avec Simon hier soir encore, que nous ne commettions
vraiment pas beaucoup de fautes ici. Et cependant, ne
crois-tu pas que nous sommes peut-être un peu nombreux,
ne le crois-tu pas, dans cette Maison ?
YUDENZWECK
Trop nombreux ? Pourquoi ?
MOSAIC
Ne crains-tu pas, Alexandre,
qu'on finisse par nous redouter ? Toi, par exemple, tu
fais tant de choses, tu fais les emprunts... tu fais les
communiqués...
YUDENZWECK
Mais personne ne connaît mon
nom, MOSAIC, à deux kilomètres d'ici. On m'ignore, je
t'assure...
MOSAIC
Oui, oui, mais les Jésuites non
plus, personne ne les connaissait, Alexandre, et
vois comment ils ont fini ?
YUDENZWECK
Les Jésuites n'avaient pas
assez d'argent, MOSAIC ! Voulez-vous, Miss Broum, me
demander le Directeur du Service des Indiscrétions, au
téléphone. Ah ! cher ami, voulez-vous me faire l'amitié
de venir me voir pendant une minute ?... Bien ...
Le directeur du Service des
Indiscrétions arrive, vêtu comme les deux autres.
YUDENZWECK
Prenez la peine de vous assoir,
je vous en prie, Moïse.
(L'Eglise, Gallimard, 1973,
p.149).
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